Face à Trump, Macron soutient une science au service de l’industrie
« Choquante, voire indécente. » Voici comment l’intersyndicale du personnel de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) a qualifié, le 2 mai, l’appel d’Emmanuel Macron à accueillir en France les scientifiques massivement attaqués par le gouvernement fascisant des États-Unis. En cause : l’hypocrisie d’une générosité affichée vis-à-vis des scientifiques étrangers alors même que la recherche française est en situation critique depuis des années. Et l’indignation des chercheurs n’est pas retombée avec les précisions apportées lundi 5 mai par le président de la République.
Depuis l’université de la Sorbonne, à Paris, Emmanuel Macron a annoncé que l’État allait investir 100 millions d’euros « supplémentaires » pour attirer des chercheurs étrangers. Lors de cette conférence baptisée « Choose Europe for science » (Choisissez l’Europe pour la science), la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a de son côté promis une « nouvelle enveloppe de 500 millions d’euros » pour la période 2025-2027 afin d’accueillir des scientifiques sur le Vieux Continent.
Ironiquement, 500 millions d’euros est justement le montant des nouvelles coupes budgétaires annoncées pour la recherche en France. Ce sont précisément 493,3 millions d’euros de crédits qui ont été annulés fin avril par le gouvernement pour la mission « recherche et enseignement supérieur ». L’annonce fait suite à la brutale cure d’austérité imposée en février par le vote du budget 2025, qui prévoyait déjà plus d’un milliard d’euros de coupes dans l’ESR.
La « débâcle accélérée » de la recherche française
Plus largement, pour l’intersyndicale, « l’indécence » de l’argent magique sorti pour les chercheurs étasuniens est à mettre en perspective avec des décennies de « sous-financement chronique » et de précarisation de la recherche française. Plus de 2 000 chercheurs et universitaires s’alarmaient en 2024 de la « débâcle accélérée » par des décennies de politiques désastreuses. Des institutions prestigieuses ont perdu des milliers de postes au fil du temps, comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Météo France, laissant souvent ceux qui restent « au bout du rouleau », dans des conditions de travail dégradées.
Depuis 2012, le budget de l’ESR par étudiant a chuté de près d’un quart, d’après le calcul de l’économiste Lucas Chancel. À cela s’ajoute l’explosion du nombre de vacataires dans l’enseignement supérieur, +30 % en sept ans selon le collectif Nos services publics, sous-payés et précarisés, dans l’attente rarement comblée d’obtenir un poste d’enseignant-chercheur titulaire. Comment comprendre, alors, que le ministre de l’ESR, Philippe Baptiste, déniche un million d’euros sur trois ans par chercheur étasunien qui serait accueilli en France ?
« Il ne s’agit pas de défendre “la science” mais certaines sciences »
« Parce qu’il ne s’agit pas de défendre “la science” mais certaines sciences, liées aux technologies qui intéressent le pouvoir, répond Simon Fellous, directeur de recherche en écologie et agriculture à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Agnès Pannier-Runacher, [la ministre de l’Écologie,] ne cesse de nous répéter que la science est sa boussole. Mais selon la science que l’on mobilise, cela débouche sur des technologies et des mondes à venir très différents. »
« Dans mon domaine, par exemple, poursuit le chercheur, face à une maladie qui ravage le blé, selon que l’on mobilise des généticiens, pour produire de nouvelles variétés qui resteront entre les mains de l’agro-industrie, ou que l’on mobilise des sciences humaines et sociales qui permettront d’absorber une baisse de rendement et de changer totalement de système agricole, ce n’est pas vraiment la même boussole », dit-il.
En l’occurrence, les sciences humaines et sociales, pourtant cibles privilégiées de Donald Trump, ne sont aucunement mentionnées dans les programmes d’accueil annoncés par Emmanuel Macron et ne devraient bénéficier d’aucun soutien particulier. Parmi les « dix chantiers du siècle » listés par le chef de l’État, outre le climat, le vieillissement, la santé et un très vague « esprit critique », n’ont été présentés que des enjeux fleurant bon le solutionnisme technologique : ordinateur quantique, intelligence artificielle, technologie spatiale, nucléaire, économie circulaire, puces électroniques.
« Le pouvoir a toujours vu son intérêt à subventionner les sciences technologiques plutôt que les sciences sociales »
« Ce n’est pas étonnant qu’on n’accueille pas les chercheurs en sciences humaines et sociales puisqu’elles sont aussi maltraitées chez nous. Il n’y a qu’à voir les procès en islamogauchisme de l’université ou sur le wokisme. Le pouvoir a toujours vu son intérêt à subventionner les sciences technologiques plutôt que les sciences sociales », dit Élodie Vercken, écologue et membre du collectif Scientifiques en rébellion.
De fait, cette demi-journée « Choose Europe for science », supposément consacrée aux sciences, n’a cessé d’entretenir la confusion entre science et technologie. Lors des tables rondes précédant l’intervention d’Emmanuel Macron, étaient invités indifféremment des directeurs d’institutions scientifiques et des porte-parole de l’industrie automobile, de fabricants de semi-conducteurs ou de l’industrie pharmaceutique.
Entre deux appels convenus à défendre la liberté académique, l’obsession était surtout de défendre l’industrie. Si investir dans la science est important, c’est surtout, et avant tout, parce qu’elle permet « l’innovation », de concurrencer l’industrie chinoise et de soutenir la croissance, à en croire le panel d’intervenants. Emmanuel Macron lui-même a répété qu’il fallait « aller vite », en matière de sciences, et « simplifier » les procédures pour « accélérer » le passage de la recherche aux « débouchés industriels ».
Au service d’intérêts privés
« Dans nos instituts de recherche, on a de moins en moins de place pour la recherche fondamentale, on nous demande de faire de l’innovation, ça devient un prérequis pour obtenir des subventions. Certains passent tout leur temps à répondre à des appels d’offre et deviennent des commerciaux de la recherche plus que des chercheurs », témoigne Élodie Vercken. Pour la chercheuse, la tonalité de « Choose Europe for science » ne fait que confirmer cette dynamique d’accaparement de la recherche au service d’intérêts privés.
« On a une classe politique monomaniaque de ces technologies, dit également Simon Fellous. Ce technosolutionnisme permet aussi aux groupes dominants de maintenir leur hégémonie. Le rejet des sciences humaines et sociales, aussi bien en France qu’aux États-Unis, n’est pas anodin. Attaquer les sciences de la systémique, que ce soient les sciences de l’écologie ou les sciences sociales, c’est attaquer les sciences qui permettent de penser l’avenir et de faire émerger d’autres voies possibles. »
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Auteur : Vincent Lucchese
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