Sibérisation : la théorie du bonheur en Russie selon Karaganov
Sergueï Karaganov n’est pas inconnu des lectrices et lecteurs du Grand Continent, qui le connaissent comme le principal artisan de la nouvelle doctrine géopolitique du régime poutinien. À ce titre, il s’est notamment illustré par des menaces explicites adressées à différents pays d’Occident, par ses appels à un remaniement des équilibres mondiaux, par son aspiration à la renaissance du rêve eurasien de la Russie.
On connaît moins, en revanche, son projet concernant la Russie elle-même, son développement économique, culturel et spirituel. Cette vision tient en un mot : la sibérisation.
Pour redevenir elle-même, autrement dit pour renouer avec l’idéal de grandeur supposément inscrit au plus profond de son être transhistorique, la Russie n’aurait qu’un seul avenir possible : donner un nouvel essor aux régions orientales et méridionales du pays, conçues à la fois comme une fenêtre vers l’Asie dans le cadre d’une nouvelle lutte entre grandes puissances et comme la source de l’identité russe.
Le texte que nous traduisons ci-dessous déroule cette vision sur un ton tantôt exalté, tantôt agressif, selon qu’il évoque l’épopée d’Alexandre Nevski et la conquête de l’Extrême-Orient russe ou qu’il souligne plutôt la nécessité vitale d’emporter aujourd’hui la victoire sur le terrain ukrainien — à l’aide de frappes nucléaires si besoin.
Ces idées ont le vent en poupe. Elles ont fait l’objet d’une présentation solennelle à Tobolsk, en avril dernier, dans le cadre des « Lectures de Tobolsk », nouveau think tank intégralement consacré à la promotion de la sibérisation comme « idée nationale du XXIe siècle ».
Force est de constater que nous n’en sommes pas encore là. La Sibérie est aujourd’hui écartelée entre des pôles d’extraction d’hydrocarbures, dont l’auteur préfère ne pas toucher mot pour bien souligner que sa vision le porte au-delà des villes moroses où les jeunes hommes reviennent en cercueil du front ukrainien et des villages vivotant ou agonisant. Sergueï Karaganov a raison de souligner que tout cela ne retire rien au potentiel, largement sous-exploité, de la région, ni aux perspectives d’ouverture sur l’Iran, l’Inde, la Chine, l’Asie centrale ou du Sud-Est. En revanche, il douteux que de jeunes Moscovites ou Pétersbourgeois parfaitement occidentalisés dans leurs habitudes culturelles, alimentaires, professionnelles, sportives ou religieuses — n’en déplaise à ce chantre de l’identité russe éternelle — rêvent d’ici dix ans d’aller vivre à Novokouznetsk, Omsk ou Oulan-Oude.
Parce que toute résistance commence par la connaissance et pour retourner à la source des projets des projets impériaux qui menacent l’Europe, le Grand Continent traduit, introduit, contextualise et commente ligne à ligne les doctrinaires de la Russie de Poutine, de la Chine de Xi Jinping et de l’Amérique de Trump. Ce texte est à lire en miroir d’une interview exclusive de la revue avec Sergueï Karaganov qui paraîtra dans les prochains jours — pour la recevoir en avant première, abonnez-vous au Grand Continent
À la fin des années 2000, j’ai entrepris avec un groupe de jeunes collèges de défendre l’intérêt, et même la nécessité d’un Tournant de la Russie vers l’Est, concurremment à l’actuel ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, qui menait en parallèle un projet approchant avec ses propres collaborateurs. À cette date, ledit « tournant » comprenait, dans ses concepts fondamentaux et ses prospectives, l’ensemble de la Sibérie et du pré-Oural — une région qui constitue une seule et même entité sur les plans historique, économique et humain.
C’est un projet alternatif qui a finalement vu le jour : ce que j’appellerai ici le « Tournant n°1 » vers l’Asie et ses marchés. Administrativement, il a privilégié l’expansion vers la Sibérie pacifique, puis l’Arctique. Ce Tournant oriental débuté dans les années 2010 a connu certains succès, mais des succès partiels. S’ils n’ont été que partiels, cela tient notamment au fait que l’on avait artificiellement séparé l’Extrême-Orient de la Sibérie orientale et occidentale, deux régions bien plus puissantes au niveau des ressources humaines, industrielles et naturelles, qui continuaient toutefois à pâtir de la « malédiction continentale » — leur éloignement des marchés.
La nouvelle configuration géostratégique qui se dessine aujourd’hui exige un retour à l’idée originelle, celle d’un tournant oriental de toute la Russie mettant l’accent sur le développement de l’ensemble de la Sibérie, y compris la région pré-ouralienne.
Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une sibérisation du pays tout entier.
Les adieux de la Russie à l’Europe
L’Europe s’est refermée sur elle-même pour les années à venir. Elle ne pourra — ni ne devra — plus jamais être un partenaire de premier plan. L’Asie, au contraire, connaît un développement vigoureux.
La guerre provoquée et engagée par l’Occident en Ukraine ne doit pas nous faire perdre de vue ce mouvement essentiel vers le Sud et vers l’Est, c’est-à-dire vers les espaces où se déplace en ce moment-même l’épicentre de développement de l’humanité.
Comme un passage obligé dans la propagande poutinienne, l’inversion accusatoire selon laquelle « l’Occident » aurait déclenché la guerre d’Ukraine revient très haut dans le texte. S’il encore était besoin de le rappeler, ce que le Kremlin appelle « opération militaire spéciale » a été déclenché par la Russie de Poutine le 24 février 2022, après plus de huit ans de préparatifs de cette tentative d’invasion à grande échelle d’un pays souverain par des actes hostiles et belliqueux.
Cette nouvelle situation, qui se laissait présager depuis bien longtemps, nous assigne des devoirs, nous exhorte à « revenir chez nous ». Il est plus que temps de mettre un terme à l’aventure européenne, cette aventure de plus de trois cents ans, qui nous a apporté beaucoup, mais dont le profit s’est épuisé depuis un siècle. Assurément, sans cette aventure, ce voyage initié par Pierre le Grand, la Russie serait passée à côté de bien des succès. Le plus précieux d’entre eux est sans doute notre littérature, la plus grande littérature du monde, fruit de la rencontre entre la culture, la religion et la morale russes et la culture européenne. Dostoïevski, Tolstoï, Pouchkine, Gogol, puis Blok, Pasternak, Soljenitsyne et les autres colosses de l’esprit qui ont forgé notre identité moderne, n’auraient sans doute pas vu le jour sans cette « greffe européenne ».
Sans commenter l’idée même des « classements » mondiaux des littératures nationales, on ne peut s’empêcher de souligner l’absurdité de l’essentialisation d’une « culture russe », d’un côté, et d’une « culture européenne » de l’autre. Suffisamment d’exemples semblent démontrer que la culture danoise, s’il en est une, n’est pas exactement la culture portugaise, s’il en est une.
Il est en revanche assuré que l’Europe et la Russie se sont mutuellement enrichies de leurs échanges culturels de longue durée et que l’arrachement à l’Europe prôné par Karaganov risque fort de ne pas convaincre l’intégralité de la population russe d’aujourd’hui, qui lit davantage — pour rester dans le domaine culturel — Erich Maria Remarque et Georges Orwell que Sadegh Hedayat ou Lokenath Bhattacharya.
La conquête de l’Est
Au cours de ces trois siècles, nous en sommes presque venus à oublier les racines orientales de notre État et de notre peuple. Les Mongols nous ont certes pillés, mais ils ont aussi contribué à notre développement.
L’historiographie considère que la Russie médiévale a vécu sous le « joug mongol » ou « tataro-mongol » du XIIIe au XVe siècle, entre le moment où la Horde d’or impose un tribut aux princes russes contre une lettre patente (évoquée plus bas dans le texte), et la confrontation entre Ivan III de Moscou et Akhmat Khan qui se conclut par le retrait des Mongols en 1480.
En effet, dans la confrontation comme dans la collaboration, nous avons intégré de nombreux éléments de leur structure étatique, ce qui nous a permis de donner naissance à un puissant État centralisé ainsi qu’une pensée d’échelle continentale. C’est à l’empire de Gengis Khan que nous devons notre ouverture culturelle, nationale et religieuse, cette ouverture unique à l’échelle du monde. Les Mongols n’imposaient ni leur culture, ni leur foi, ils étaient parfaitement ouverts sur le plan religieux. Pour cette raison, c’est précisément avec eux que le saint et noble prince Alexandre Nevski a cru bon de passer une alliance pour préserver la Russie.
La Grande Russie n’aurait pas vu le jour, elle ne serait sans doute jamais sortie de la plaine russe, cernée par ses adversaires et ses ennemis à l’Ouest et au Sud, si les Russes du XVIe siècle ne s’étaient pas massivement élancés « au-delà du Rocher », au-delà de l’Oural, « à la rencontre du Soleil ». On ne saurait rendre compte de cet élan soudain sans faire intervenir la volonté divine. En soixante ans, les Cosaques étaient sur le Grand océan.
La conquête de la Sibérie a rompu avec la Russie ancienne, le royaume de Russie, pour faire émerger la Grande Russie. Avant même la proclamation de l’Empire, les ressources de la Sibérie — d’abord « l’or doux », les fourrures, puis l’argent, l’or, divers minerais — ont rendu possible la création et l’entretien d’une puissante armée et d’une flotte. Les caravanes de la route de la soie du Nord ont aussi joué leur rôle en apportant à la Russie, via Kiakhta, des marchandises chinoises échangées contre des fourrures. C’est encore là, en Sibérie, que les Russes ont commencé, dans la concurrence et l’échange, à interagir avec les peuples d’Asie centrale — les Boukharans, comme on les appelait alors.
La Sibérie a consolidé ce qu’il y avait de meilleur dans le caractère russe : l’ouverture culturelle et nationale, la soif de liberté, le courage sans limite. La conquête de la Sibérie a été l’œuvre d’une dizaine de nationalités qui se sont mêlées aux populations locales. D’où, bien sûr, le sens du collectif : sans s’entraider, personne ne pouvait survivre, triompher des immensités et des éléments. Ainsi s’est formé le Sibérien, un précipité du meilleur de l’homme russe, qu’il s’agisse du Russe russe, du Russe tatar, du Russe bouriate, du Russe iakoute, du Russe tchétchène, et de bien d’autres encore. Le célèbre journaliste et écrivain Anatoli Omeltchouk, de Tioumen, est parfaitement fondé à voir dans la Sibérie « l’infusion du caractère russe ».
S’ensuivit bientôt un exploit sans pareil, sous l’action des élites (Witte, Stolypine et leurs collaborateurs) et du peuple lui-même, qui construisirent le Transsibérien en un temps record. Ils semblaient portés par l’ancien mot d’ordre : « partons à la rencontre du soleil », qui se mêlait à une nouvelle idée : « En avant, le Grand océan nous attend ! ».
L’heure est désormais venue de lancer un nouveau mot d’ordre : « En avant vers la grande Eurasie ! ».
Le temps des grands projets
Tous ceux qui ont œuvré à cette grande mission avec peine et abnégation méritent notre reconnaissance, y compris ceux qui sont arrivés en Sibérie contre leur gré. On ne saurait sous-estimer l’apport des forçats et des détenus du Goulag au développement du pays, bien que celui-ci demeure insuffisamment reconnu.
C’est là que prit corps un projet exaltant, celui de la conquête soviétique de l’Arctique ; là encore que virent le jour les grands chantiers du Komsomol, où les familles de tous les peuples de l’Union soviétique se liaient d’amitié et travaillaient main dans la main. Le beurre, les céréales, les fourrures de Sibérie, les chevaux de Mongolie, de Bouriatie et de Touva, et bien sûr les troupes sibériennes : tous ces éléments ont été déterminants dans la victoire, dans le salut de Moscou au cours de la Grande Guerre patriotique.
L’époque du pétrole et du gaz sibériens ne s’ouvrit que dans un second temps.
Le principal apport de la Sibérie au trésor commun de toute la Russie reste sa population, une population audacieuse, persévérante, forte, entreprenante — en un mot : l’incarnation de l’esprit russe. Aujourd’hui, il faut non seulement encourager la migration des citoyens russes du centre du pays (y compris depuis les territoires réunifiés) vers la Sibérie, mais aussi appeler les Sibériens, avec leur expérience riche, leur horizon propre, leur sentiment de proximité avec l’Asie, à participer à la gestion du pays.
Les générations de citoyens russes qui ont contribué à l’essor de la Sibérie — et jusqu’aux plus visionnaires d’entre eux — n’ont pas toujours perçu nettement qu’en reliant la Russie aux marchés asiatiques, ils en faisaient une grande puissance eurasiatique. Cet avenir s’est réalisé.
À l’ombre de la Troisième Guerre mondiale
La confrontation déclenchée par l’Occident, la déliquescence de ses sociétés, alimentée par ses propres élites, ainsi que le ralentissement durable du développement de l’Europe : tous ces éléments confirment que l’avenir de la Russie est à l’Est et au Sud, là où se déplace le vrai centre du monde.
Quant à la Russie, avec sa culture et son ouverture uniques, elle est indéniablement appelée à devenir une partie importante de ce basculement, l’une de ses figures de proue — elle est appelée à devenir ce que le destin, Dieu et les efforts constants de nos ancêtres l’ont destinée à être : l’Eurasie du Nord. Elle doit être son point d’équilibre, son pilier militaire et stratégique, la garante d’une renaissance affranchie de toute domination, de toute l’oppression dont souffraient autrefois tant de cultures, de pays et de civilisations.
Nous assistons à la naissance d’un nouveau monde. De ce point de vue, nous avons en quelque sorte joué un rôle d’accoucheurs, en sapant le principal fondement de la domination de l’Europe, de l’Occident, une domination vieille de plus de cinq siècles : sa supériorité militaire.
Aujourd’hui, nous repoussons ce qui sera, espérons-le, la dernière offensive d’un Occident déclinant, qui cherche à tirer de force l’histoire vers l’arrière en nous infligeant une défaite stratégique sur les champs de bataille d’Ukraine. Nous devons sortir vainqueurs de cette lutte. Nous ne devons pas craindre, si nécessaire, de menacer, voire d’utiliser les moyens les plus drastiques. C’est une condition indispensable non seulement pour assurer la victoire de notre pays, mais aussi pour prévenir l’irruption d’une Troisième Guerre mondiale.
Un nouvel essor oriental
Je le répète : l’affrontement avec l’Occident ne doit pas nous détourner de nos tâches constructives les plus essentielles, au premier rang desquelles figure la nouvelle conquête et le redressement de toute la partie orientale du pays. Les enjeux géoéconomiques et géopolitiques, mais aussi par le changement climatique inévitable des décennies à venir, rendent nécessaire et confirment toute la faisabilité et la pertinence d’un nouveau tournant sibérien de la Russie, d’un déplacement vers l’Est de son centre de développement spirituel, humain et économique.
Les ressources minérales de la Russie, ses terres riches, ses forêts, son eau douce en abondance sont destinés à devenir, au moyen des technologies modernes et, surtout, des Sibériens eux-mêmes, l’un des piliers du développement de l’Eurasie. La tâche qui s’impose à nous est de nous accrocher fermement à la Sibérie et de la développer du mieux que nous pouvons, pour le bien de nos citoyens, de notre pays, et de l’ensemble de l’humanité.
Pour l’instant, nous en extrayons surtout des ressources faiblement transformées. Tout l’enjeu consiste à créer, sous la direction de l’État, des complexes industriels d’échelle nationale. L’industrie mécanique sibérienne doit être reconstruite sur des bases entièrement nouvelles et s’appuyer sur le flot continu de commandes des entreprises de défense. De même, il faut impérativement déplacer vers l’Est une série de centres administratifs de rang national, des ministères aux organes législatifs en passant par le siège de grandes entreprises, et, avec eux, la jeunesse ambitieuse et patriotique, dans le meilleur sens du terme. Si Pierre le Grand vivait encore, il ne manquerait pas de fonder une nouvelle capitale en Sibérie et d’ouvrir de la sorte une immense fenêtre vers l’Asie.
Je sais que beaucoup d’habitants de l’Oural, de l’au-delà de l’Oural, portent en eux l’esprit ardent de leurs ancêtres, ces éminents pionniers. Je sais que beaucoup souhaitent la renaissance et la prospérité de la Russie, d’abord et avant tout par le redressement de la Sibérie elle-même. Malheureusement, une part significative d’entre eux, ne voyant sur place ni perspective d’avenir, ni opportunité de réaliser leurs rêves et de mettre à profit leurs talents, font le choix de se déplacer vers les régions centrales mieux développées, lorsqu’ils ne se résignent pas à s’étioler en silence dans les petites villes et les villages des régions orientales du pays.
Nous évoquions précédemment ce fossé croissant entre la Russie centrale, plus visible médiatiquement, culturellement, économiquement, et les Russies périphériques — que tout éloigne encore davantage depuis le début de l’invasion de l’Ukraine.
Il est en notre pouvoir, il est dans notre intérêt de faire fructifier ce capital humain considérable, d’abattre les barrières indésirables entre les régions les plus reculées de la Sibérie, les grands pôles administratifs du centre et le reste de la Russie, en reconstituant le grand axe géographique et civilisationnel qui structure notre histoire. La réorientation de la conscience nationale et du mode de pensée de tous nos concitoyens, la réunification avec l’ensemble du passé, du présent et de l’avenir glorieux de la Sibérie, est dans l’intérêt de l’ensemble du pays. Ils ne manqueront pas de trouver un écho dans le cœur même des Sibériens. Je le répète : ce n’est pas seulement les régions de l’Oural, de la Sibérie ou de l’Extrême-Orient qui ont besoin d’une stratégie sibérienne, mais bel et bien la Russie tout entière.
Une stratégie culturelle et économique
Cette stratégie ne doit pas reposer sur des calculs économiques froids, bien qu’ils existent déjà et soient parfaitement convaincants, comme l’ont démontré les études des chercheurs de Novosibirsk et de leurs collègues de Moscou. L’essentiel tient au retour spirituel et culturel au centre même de la conscience nationale russe, de l’esprit grandiose et saisissant de la conquête de la Russie asiatique. Chaque citoyen patriote de notre pays doit pouvoir s’approprier cette histoire de la Sibérie, pleine d’aventures, de victoires et de rebondissements. La conquête de l’Ouest américain, que tout le monde connaît, n’est qu’un vain fantôme par comparaison avec les exploits en série de nos ancêtres, sans compter que ces derniers n’ont pas commis de génocide, mais se sont littéralement fondus dans les populations locales.
Karaganov va ici à l’encontre de tout ce que l’on sait de l’histoire de la conquête de l’Est par les Russes qui, si elle fut moins dévastatrice numériquement que celle de l’ouest des États-Unis, ne fut pas moins violente. La conquête de la Sibérie s’est accompagnée d’une série de massacres entre le XVIe et le XVIIIe siècle, celui des Tchouktches, l’une des populations indigènes par Dmitri Pavloutski, étant l’un des exemples les plus célèbres. Indépendamment de la progression vers l’Orient, l’expansion de la Russie vers le Sud a également occasionné des violences de masse, dont le nettoyage ethnique des Circassiens. L’exceptionnelle « ouverture » russe a donc les mains aussi sanglantes, historiquement, que celles de n’importe quelle puissance coloniale de l’époque moderne ou contemporaine.
Et pourtant, la majorité des Russes, y compris la majeure partie de l’intelligentsia, ne sait pratiquement rien de cette histoire. Que ne connaît-on pas l’expédition dans laquelle s’est lancée Alexandre Nevski pendant près d’un an et demi, à la fin des années 1240, parcourant toute l’Asie centrale et le sud de la Sibérie jusqu’à Karakorum, la capitale de l’Empire mongol, pour y obtenir une lettre patente ? C’est là que résidait, à la même époque, Kubilaï-Khan, bien connu grâce aux récits de Marco Polo, qui s’apprêtait à devenir empereur, fonder la dynastie Yuan et unifier la Chine. Il est presque certain qu’ils se sont rencontrés. C’est donc avec l’expédition d’Alexandre Nevski qu’il faut faire commencer l’histoire de la conquête de la Sibérie et des relations entre la Russie et la Chine, aujourd’hui alliées et appelées à devenir le pilier du nouvel ordre mondial.
Il faut également construire de nouveaux corridors méridiens pour relier le sud de la Sibérie à la route maritime du Nord, qui débouche sur la Chine et, à travers elle, vers l’Asie du Sud-Est. Le pré-Oural et la Sibérie occidentale doivent quant à eux obtenir un accès vers l’Inde, les pays d’Asie du Sud et le Moyen-Orient. À ce titre, on ne peut que se réjouir de constater que la mise en place de la ligne de chemin de fer unissant la Russie, y compris ses régions sibériennes, et l’océan Indien via l’Iran, a enfin commencé, bien qu’avec un délai certain.
Le développement de la Sibérie, avec ses considérables ressources en eau, doit aussi intégrer les pays amis d’Asie centrale qui connaissent à la fois un déficit hydrique et un excès de main-d’œuvre. Cette initiative ne doit pas déboucher sur des projets aberrants de déviation de cours d’eau, mais sur la création collective d’une industrie dans des domaines à forte consommation d’eau — il s’agirait, en somme, d’une exportation « d’eau virtuelle » destinée à la production de biens alimentaires et d’autres marchandises. Cette symbiose de développement entre la Sibérie et l’Asie centrale représentera un bénéfice gigantesque pour tous les acteurs qui s’y engageront.
Enfin, le déficit de main-d’œuvre doit être en partie compensé par le recrutement massif de travailleurs de Corée du Nord, travailleurs et disciplinés.
On mesure à nouveau la valeur de cette « ouverture » russe célébrée par Karaganov et le caractère strictement intéressé de cette main tendue à un « pays ami », qui consiste essentiellement à fournir de la chair à canon et à usines, sans la moindre perspective d’échange égalitaire.
Nous avons fini par rompre avec l’imitation stupide de la ligne occidentale concernant la Corée du Nord, pour rétablir avec elle des relations amicales. Je sais par ailleurs que l’Inde et le Pakistan ont manifesté leur intérêt quant à ce projet de fourniture de main-d’œuvre, même saisonnière.
Le deuxième tournant vers l’Est
Nous inaugurons aujourd’hui le projet « Tournant vers l’Est n°2 », vers la Sibérisation de la Russie, au sein de l’École des hautes études en sciences économiques et en collaboration avec l’Institut d’économie et d’organisation de la production industrielle de la Division sibérienne de l’Académie des sciences de Russie, ainsi qu’avec d’autres instituts des divisions sibérienne et extrême-orientale de l’Académie, et en partenariat, enfin, avec les universités de Tomsk, de Barnaoul, de Khabarovsk et de Krasnoïarsk.
L’État doit mettre en place une politique ambitieuse dans le domaine des études orientales, de l’apprentissage des langues, de la connaissance des peuples et des cultures de l’Orient, et ce, dès le plus jeune âge. La Russie, avec son ouverture culturelle et religieuse unique, jouit en la matière d’un avantage comparatif incommensurable. Elle le tient de ses ancêtres qui, en migrant vers l’Est, n’ont ni asservi ni détruit, comme l’ont fait les Européens, mais intégré les peuples et les cultures qu’ils rencontraient sur leur route.
Sun Tzu, Confucius, Kautilya (ou Vishnugupta), Rabindranath Tagore, Ferdowsi, le roi Darius, Tamerlan, xal-Khwârizmî, fondateur de l’algèbre, Ibn Sina ou Avicenne, père de la médecine moderne, Fatima al-Fihriya, fondatrice de la première université du monde — toutes ces figures doivent être aussi familières à un Russe cultivé que le sont Alexandre le Grand, Galilée, Dante, Machiavel ou Goethe. Nous devons incorporer non seulement l’essence du christianisme orthodoxe, mais aussi de l’islam et du bouddhisme. Toutes ces religions, tous ces courants spirituels sont déjà inscrits au plus profond de notre mémoire spirituelle. Il ne nous reste plus qu’à les y préserver et entretenir.
Par ailleurs, et compte tenu des changements climatiques inévitables des décennies à venir, la Sibérie élargira considérablement la zone d’habitat humain confortable. La nature elle-même nous invite à ce nouveau Tournant sibérien vers l’Est.
On retrouve ici l’idée d’un nécessaire Lebensraum pour la Russie de Vladimir Poutine, cette fois-ci réinsérée dans le temps long du changement climatique à venir.
Une fois encore : le lancement et la mise en œuvre de ce programme n’a pas seulement valeur d’un retour aux sources de notre puissance et de notre grandeur, mais bien d’une ouverture d’horizons, d’horizons inédits pour nous-mêmes et pour les générations à venir, d’une mise au monde de l’ancienne idée-rêve russe, aux traits toujours renouvelés : l’aspiration à la grandeur du pays, à la prospérité et à la liberté, à la liberté russe, qui incarnent ce qu’il y a de meilleur en nous — l’Esprit des Russes.
L’article Sibérisation : la théorie du bonheur en Russie selon Karaganov est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Auteur : Matheo Malik
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