
1 — Anatomie d’une panne
Selon Red Eléctrica, l’entreprise responsable du réseau électrique espagnol, 15 gigawatts de production d’électricité ont « soudainement » disparu du système vers 12h33 le 28 avril, représentant 60 % de la demande de l’ensemble du pays au moment de la panne. C’est à la suite de cette chute de production que le système s’est effondré, créant d’importantes perturbations affectant le trafic, les aéroports et les infrastructures stratégiques, dont les centrales nucléaires qui ont cessé de produire de l’électricité.
Il s’agirait de la pire défaillance du système électrique de l’histoire de l’Espagne et de l’une des pires perturbations qu’ait connues l’Europe ces dernières années, affectant également le Portugal — les autorités de Lisbonne avaient rapidement exclu que l’origine de la panne soit le Portugal.
2 — Quelle est la situation actuelle ?
L’Espagne a depuis retrouvé l’intégralité de son approvisionnement et la situation est revenue à la normale dans tout le pays.
Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a déclaré dès le 29 avril que « le pire de la crise [était] passé ».
Certaines régions, qui étaient allées jusqu’à demander au gouvernement d’exercer une gestion de tutelle en vertu des pouvoirs d’urgence, comme Valence, ont demandé la fin des mesures exceptionnelles. La ville, qui a accueilli le congrès du Parti populaire européen les 29 et 30 avril, est au cœur de tensions politiques depuis les inondations des 29 et 30 octobre 2024.
3 — Quelle est la cause de la panne d’électricité ?
Si l’opposition, ainsi que des personnalités de premier plan de l’extrême droite européenne, ont déjà déclaré que les origines de la panne auraient été liées à l’installation importante d’énergies renouvelables en Espagne, le gouvernement insiste pour l’instant sur le fait que toutes les pistes sont toujours à l’étude : Red Eléctrica devrait fournir un rapport détaillé et Pedro Sánchez a demandé un autre rapport indépendant aux autorités européennes.
Selon Eduardo Prieto, directeur des opérations de Red Eléctrica, deux incidents successifs pourraient avoir causé la panne survenue lundi.
En seulement cinq secondes à 12h33, 60 % de la production d’électricité a disparu, vraisemblablement à cause de déconnexions de centrales électriques. Le premier incident, localisé dans le sud-ouest du pays — « très probablement dans une centrale photovoltaïque » — a pu être maîtrisé.
Mais une seconde et demie plus tard, un second événement a entraîné une grave déstabilisation du système : de fortes oscillations ont provoqué, en l’espace de trois secondes et demie, la déconnexion des interconnexions avec les pays voisins, l’isolement du réseau électrique péninsulaire par rapport au système européen, ainsi que la perte de volumes importants de production renouvelable. Selon Prieto, « le système n’a pas été capable de survivre à cette perturbation extrême ».
Aurora Energy Research note que la fréquence du réseau électrique espagnol a soudainement chuté à 12h33, passant de 50 hertz à 49 hertz, une baisse massive qui oblige les centrales électriques à s’éteindre automatiquement pour des raisons de sécurité.
5 — La piste d’un incident lié à la production d’énergie renouvelable est-elle plausible ?
L’Espagne s’est fortement engagée en faveur des énergies renouvelables. Les capacités installées ont presque doublées au cours des cinq dernières années : en 2024, les énergies renouvelables ont atteint 56 % du mix énergétique et le pays s’est fixé comme objectif d’atteindre 81 % d’ici 2030 — une cible bien plus ambitieuse que celle fixée au niveau européen (45 %).
Le 16 avril, pour la première fois, les sources d’énergie renouvelables ont couvert l’intégralité de la demande d’électricité, l’énergie éolienne assurant 45,6 % de la production totale, suivie par le photovoltaïque (27 %), l’hydroélectrique (23,1 %) et le solaire thermique (2 %).
Le 21 avril à 13h35, le solaire photovoltaïque a atteint un nouveau record, couvrant à lui seul 61,5 % du mix énergétique. Au moment de la panne d’électricité, le renouvelable assurait autour de 78 % du mix énergétique — dont autour de 60 % par le photovoltaïque.
Si plusieurs voix ont émis l’hypothèse qu’une hausse de la disponibilité des énergies renouvelables aurait surchargé le réseau, la directrice de Red Eléctrica, Beatriz Corredor, a insisté mercredi, 30 avril, sur le fait que celles-ci n’étaient pas en cause : « relier un incident aussi grave à la pénétration des énergies renouvelables n’est pas correct. »
S’il est vrai que les variations horaires et saisonnières de la production d’électricité renouvelable rendent le réseau plus difficile à gérer, surtout en l’absence de stockage ou d’interconnexions, rien n’indique donc pour l’heure que la défaillance à l’origine de la panne ait été causée par l’utilisation d’énergies renouvelables.

Rien n’indique non plus que les énergies renouvelables fragilisent le réseau. Une panne massive est ainsi survenue à Londres en 2003 alors que l’ensemble du mix énergétique était assuré par des énergies fossiles. En 2019, le Royaume-Uni avait également connu une panne électrique provoquée par les effets de la foudre sur un parc éolien et une centrale à gaz.
La question du réseau sera certainement au centre des débats dans les semaines à venir, alors que des études avaient déjà souligné les limites du réseau électrique espagnol dans un contexte de forte croissance des énergies renouvelables. Nous avions évoqué dans une publication comment cette croissance rapide — nécessaire pour les pays européens, non seulement pour atteindre leurs objectifs climatiques, mais aussi pour parvenir à une souveraineté énergétique — nécessite des investissements massifs dans les interconnexions et les technologies de stockage.
L’Agence internationale de l’énergie notait aussi dès 2023 qu’en l’absence d’investissements, les infrastructures de réseau pourraient devenir le maillon faible de la transition énergétique : à l’échelle globale, les pays doivent ainsi ajouter ou remplacer 80 millions de kilomètres de lignes électriques d’ici à 2040 pour atteindre les objectifs climatiques.
6 — Comment le black-out réactive les clivages politiques
Le Pacte vert européen, qui vise à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 est fortement remis en cause depuis les élections européennes de juin 2024, qui ont vu la création de deux nouveaux groupes d’extrême droite, Patriotes pour l’Europe (PfE) et l’Europe des nations souveraines (ENS) portant à trois le nombre de groupes politiques à la droite du PPE dans l’hémicycle.
En janvier, Jordan Bardella, le président des Patriotes pour l’Europe, invitait les forces de droite, dont le PPE, à travailler ensemble pour empêcher la mise en œuvre du Pacte vert.
Alors que les résultats de l’enquête ne sont toujours pas connus, l’incident est aujourd’hui instrumentalisé à l’échelle européenne pour servir d’exemple sur les prétendus effets négatifs de la transition sur les économies et les pays européens.
La cheffe de l’AfD en Allemagne, Alice Weidel, a rapidement publié sur X un message mettant en cause le Pacte vert : « La panne d’électricité en Espagne est un avertissement. S’il est confirmé que ce sont les fluctuations de l’énergie verte provenant de l’éolien et du solaire qui ont provoqué l’effondrement des réseaux, cela doit signifier la fin immédiate de la transition énergétique insensée. » À Valence, lors du Congrès du PPE, Antonio Tajani (Fratelli d’Italia), ministre des affaires étrangères italien, a qualifié le Pacte vert de désastre.
En Espagne, le débat oppose aussi la droite et la gauche sur le nucléaire, alors que le pays prévoit de fermer toutes ses centrales d’ici 2035.
Sánchez a fermement rejeté l’idée selon laquelle l’énergie nucléaire aurait pu éviter ou atténuer l’incident. Il a dénoncé une instrumentalisation politique et un déni des faits : « La production nucléaire fonctionnait juste avant la défaillance du système, puis s’est arrêtée comme toutes les autres sources d’énergie. Si nous avions été davantage dépendants du nucléaire, le rétablissement aurait été plus lent », a-t-il affirmé.

Selon le gouvernement, la reprise rapide de l’approvisionnement a été rendue possible grâce à la réactivité des centrales hydroélectriques, aux interconnexions avec la France et aux centrales à gaz à cycle combiné.
7 — Quelles répercussions la coupure massive d’électricité pourrait-elle avoir sur le gouvernement de Sánchez ?
Le Premier ministre espagnol se retrouve dans une position délicate : l’Espagne est sans budget pour deux années de suite — faute de majorité parlementaire pour le faire adopter — et Sánchez est à la tête d’une coalition fragilisée.
L’exécutif est actuellement traversé par un débat interne sur la hausse des dépenses militaires. Madrid affirme qu’elle atteindra le seuil des 2 % du PIB consacrés à la défense d’ici l’été, mais sans en préciser les modalités de financement. L’aile gauche de la coalition, emmenée par le parti Sumar, prévient quant à elle que cet effort budgétaire ne doit en aucun cas se faire au détriment des dépenses sociales.
Pour l’heure, Pedro Sánchez s’abstient de tout commentaire politique, se bornant à assurer que « toute la vérité sera connue » et qu’il y aura des « conséquences pour les responsables ». Il a ajouté : « Cela ne peut plus jamais se reproduire. » Le chef du gouvernement espagnol a notamment demandé aux services de renseignement (CNI) d’enquêter sur les raisons de la coupure.
De son côté, le Parti populaire, principale formation d’opposition, critique l’absence de réponse claire du gouvernement sur les causes de la panne plus de 48 heures après les faits. Il avance qu’un recours accru à l’énergie nucléaire aurait pu éviter cette crise — une thèse que Sánchez rejette catégoriquement.
Le PP dénonce également l’instrumentalisation politique de Red Eléctrica, dirigée par Beatriz Corredor, ancienne ministre de Zapatero, membre du PSOE. Dans la presse située plutôt à droite, El Mundo et ABC s’en prennent ouvertement à Sánchez : « Il tente de se faire passer pour un héros pour avoir rétabli l’électricité, alors qu’il devrait assumer la responsabilité d’un échec historique », dénonce un éditorial publié ce matin dans El Mundo.