
C’est une scène des plus banales pour un vendredi soir à Tokyo. Une file d’attente qui s’allonge dans une supérette de Shibuya [haut lieu de la vie nocturne tokyoïte], des toilettes hors service, et des clients avec seulement deux articles – une canette d’alcool rutilante et une petite bouteille cuivrée. Peut-être passerez-vous d’ailleurs en caisse avec les deux mêmes produits dans un instant, en prévision d’une longue nuit arrosée. Voilà sans doute le plus célèbre rituel des Japonais avant une fête alcoolisée : une virée chez l’épicier du coin pour acheter des boissons contre la gueule de bois.
Depuis quelques années, les diverses substances destinées à soulager les fêtards du brouillard du lendemain connaissent un succès croissant aux États-Unis. Présentés comme des produits de bien-être, ils promettent une “métabolisation” accélérée de l’alcool afin d’éviter le pire au réveil.
Mais, au Japon, les remèdes contre le mal aux cheveux n’ont rien d’une nouvelle mode, et leurs fabricants n’ont pas besoin de s’appuyer sur un marketing chic et minimaliste ou de quelconques études scientifiques. Au-delà des vieilles recettes de grand-mère comme les shijimi [petites coquilles bivalves d’eau douce], la soupe miso et les umeboshi (des prunes marinées), les antidotes à la gueule de bois ont leur propre rayon dans toutes les épiceries de quartier, les pharmacies et les supermarchés. En 2022, ils auraient généré un peu moins de 52,1 milliards de yens [380 millions d’euros] de chiffres d’affaires, soit environ 20 % du marché mondial des remèdes de ce type.
“C’est un vrai miracle”
“Je ne m’attendais pas à me sentir aussi bien vu ce que j’avais bu”, m’a récemment confié un ami qui venait d’essayer l’un de ces produits pour la première fois, en prévision d’une longue nuit de festivités, avec un concours de pâtisserie au programme. “Mais c’est vrai qu’en temps normal je ne mange pas autant de gâteaux non plus.”
Une autre amie, peu convaincue au premier abord, a tenté l’expérience avant une soirée arrosée à la bière, au vin, au saké, au shochu [boisson distillée à base de riz, de blé ou de patate douce] et au gin – le tout saupoudré d’une bonne dose de karaoké. Le lendemain, elle était relativement en forme. “Je ne suis pas croyante, mais c’est un vrai miracle.” Un autre de mes amis, qui ne jure que par ses pilules contre la cuite, assure qu’il se sent capable de courir un marathon en lendemain de soirée. Un autre encore achète ses comprimés miracles par lots de 360, de quoi éviter 60 gueules de bois.
Les Japonais dépensent des fortunes pour ces produits, constituent des réserves, et sont prêts à faire la queue pour renouveler leurs stocks. Mais ces remèdes sont-ils vraiment efficaces ?
Les deux marques les plus emblématiques sont Hepalyse, reconnaissable à son étiquette blanche ornée d’un foie rose dans un style de dessin animé, et Ukon no Chikara, vendu dans de petites bouteilles cuivrées. Les comprimés de Hepalyse – nom tiré du grec hepar, qui signifie “foie” – ont été commercialisés pour la première fois en 1968 par Zeria Pharmaceutical, initialement pour améliorer les fonctions hépatiques des personnes atteintes d’hépatite et de cirrhose. En 1994, le laboratoire lance une version buvable et son logo en forme de foie, aujourd’hui indissociable de la marque. La mixture, composée principalement d’extraits de foie de porc et de curcuma, a un goût sucré comme un bonbon d’antan, avec une touche d’acidité.
Pas d’allusion à l’alcool
Ukon no Chikara, littéralement “le pouvoir du curcuma”, est commercialisé depuis 2004 par House Foods. Ce breuvage au goût sucré de médicament – un peu comme de la Redbull laissée plusieurs heures à l’air libre – contient notamment une variété de curcuma riche en curcumine, substance reconnue dans toute l’Asie pour ses propriétés anti-inflammatoires et antioxydantes.
Le marché est florissant : de mars 2023 à mars 2024, les ventes de Hepalyse ont généré près de 11 milliards de yens [68 millions d’euros], soit deux fois plus qu’en 2013 – bien qu’elles n’aient pas encore retrouvé leur niveau d’avant le Covid-19.
Les publicités de la marque montrent des cadres tirés à quatre épingles vider joyeusement de petites bouteilles de Hepalyse dans un bar ou dans la rue, tout en dansant sur Le Lac des cygnes ou en entonnant du Mozart à tue-tête. Dans d’autres spots, des fêtards portent un toast au Nouvel An et au curcuma – au diapason du slogan d’Ukon no Chikara : “Efficace pour trinquer”. Mais il y a un hic : aucun de ces produits ne comporte les mots “alcool” ou futsukayoi, l’équivalent japonais de notre “gueule de bois”, sur son étiquette.
[Chez les fabricants de ces boissons], la simple allusion à un lien entre ces produits et les lendemains de soirée difficiles est relativement mal reçue. “Hepalyse est un complément alimentaire, assure l’attaché de presse de Zeria Pharmaceutical. Nous ne pouvons pas commenter son action contre les effets de l’alcool.” Même son de cloche chez House Foods : “Ukon no Chikara est vendu en tant que produit alimentaire, et nous ne pouvons juger d’un quelconque effet ou bénéfice spécifique.”
Un marketing très futé
L’Agence nationale de défense des consommateurs ne se prononce pas non plus sur l’efficacité de ces boissons contre la gueule de bois – puisque, officiellement, elles n’ont pas vocation à lutter contre les effets de l’alcool. L’un des porte-paroles de l’organisme confirme leur statut de compléments alimentaires, tout en rappelant qu’il s’agit d’une désignation apposée non par l’agence, mais par les fabricants eux-mêmes.
Contrairement aux étiquettes, les publicités, elles, transmettent un message clair : ne consommez pas d’alcool sans nos produits ; grâce à nous, vous pouvez boire jusqu’au petit matin. Mais alors pourquoi les fabricants ne communiquent-ils pas ouvertement là-dessus ? Tout simplement parce que, du point de vue scientifique, il n’existe pas de remède à la gueule de bois.
Les marques exploitent cette faille avec brio : pas besoin de démontrer l’efficacité de leur produit contre la gueule de bois, puisqu’elles ne prétendent pas la soigner.
“Malgré les nombreux remèdes présents sur le marché, il n’y a aucune preuve scientifique concluante de leur efficacité”, constate Joris Verster, maître de conférences en pharmacologie à l’université d’Utrecht, aux Pays-Bas, et fondateur d’un groupe de recherche sur le sujet.
La seule manière efficace d’éviter les lendemains difficiles, selon les experts, est de boire avec modération – une perspective aussi réjouissante que le recours à l’abstinence en guise de contraception.
Un phénomène peu étudié
La gueule de bois est un phénomène complexe qui commence à pointer le bout de son nez lorsque la concentration d’alcool dans le sang redevient proche de zéro. Ses effets varient fortement d’un individu à l’autre et d’un jour à l’autre, et impliquent toute une palette de symptômes, parmi lesquels une hypersensibilité à la lumière et au bruit, de l’anxiété, un sentiment de confusion, une hypersudation, la soif, des nausées, l’ennui.
Si la gueule de bois est si difficile à analyser, c’est en partie à cause de nos comportements. Car les symptômes liés à la consommation de sept gin tonics d’affilée peuvent être exacerbés par d’autres éléments typiques d’une soirée trop arrosée – manque d’hydratation, consommation de cigarettes et d’aliments irritants pour l’estomac, sommeil peu réparateur, entre autres pratiques peu judicieuses.
On explique généralement cet état par la déshydratation ainsi que l’inflammation et le stress oxydatif provoqués par l’alcool, mais, en réalité, la gueule de bois est un phénomène peu étudié, dont les spécialistes eux-mêmes ne comprennent pas tout à fait les causes. Or, sans une vision précise de la pathologie, difficile d’imaginer la soigner correctement.
Les chercheurs se sont bien penchés sur la “métabolisation” de l’alcool chez les souris, mais l’étude de la gueule de bois en conditions réelles nécessiterait des essais cliniques en double aveugle contrôlés par placebo sur des humains.
Effet placebo
Par ailleurs, les médecins n’ont pas véritablement intérêt à trouver un remède, remarque Shinichi Asabe, hépatologue et gastro-entérologue. Au lieu de chercher à soulager les effets de l’alcool, il conseille plutôt de réduire sa consommation. Il se méfie des remèdes miracles, qu’il soupçonne de fonctionner en partie grâce à l’effet placebo.
Ces boissons contiennent bel et bien des vitamines qui favoriseraient le fonctionnement du foie, et il ne fait sans doute pas de mal d’en consommer un peu plus, reconnaît-il. Mais elles n’auront pas d’effet significatif chez les personnes qui en absorbent déjà suffisamment à travers leur alimentation. Et si le curcuma peut éventuellement aider à alléger certains symptômes grâce à ses vertus anti-inflammatoires, il n’empêche pas leur apparition, et ne traite pas le mal à la racine.
C’est justement l’idée que “ça ne peut pas faire de mal” qui semble porter les ventes de ces prétendus remèdes, poursuit Shinichi Asabe. (Bien que de nouvelles études semblent indiquer qu’à haute dose le curcuma peut endommager le foie.) Lui-même a parfois recours à l’un de ces produits, qui ne contient ni curcuma ni extrait de foie, mais des bactéries acétiques. Son effet sur le foie est semblable à celui d’une consommation légèrement moindre d’alcool. En réalité, la recherche d’un traitement contre la gueule de bois est une entreprise bien plus commerciale que scientifique, conclut le médecin.
L’alcool, composante essentielle de la culture d’entreprise
Le marché est évidemment florissant dans tout l’est de l’Asie, où la consommation d’alcool est perçue comme une composante essentielle de la culture d’entreprise. Au Japon, les fêtes de fin d’année ou la période de célébration des cerisiers en fleurs comportent toutes plusieurs phases d’alcoolisation entre collègues, qui s’achèvent parfois par une séance de karaoké. D’où l’omniprésence des employés de bureau dans les publicités pour ces boissons absolument pas destinées à soigner le mal aux cheveux.
En Corée du Sud, où le secteur était valorisé à 285 millions de dollars [273 millions d’euros] en 2022, c’est une boisson baptisée “Condition” et sa version sous forme de gelée qui dominent le marché. Présentée sans détour par son fabricant comme un remède aux soirées trop arrosées, elle contient de la dihydromyricétine, molécule issue du raisinier de Chine, à l’efficacité prouvée contre les effets néfastes de l’alcool chez la souris.
On retrouve ce même ingrédient dans d’étonnantes glaces contre la gueule de bois vendues en Corée du Sud, et dans un autre produit à l’objectif similaire, fabriqué à Singapour et commercialisé aux États-Unis et au Royaume-Uni sous le nom de “Hangly”. Roy Ang, cocréateur et directeur général de la marque, était directeur financier de Grab – première application de réservation de véhicules avec chauffeur en Asie du Sud-Est – lorsqu’un investisseur japonais lui a un jour offert une bouteille d’Ukon no Chikara pour résister aux longues soirées avec ses associés.
En 2021, il décide de lancer ses propres comprimés miracle (censés apporter 3 000 % des apports journaliers en cuivre). Mais il comprend vite, comme ses concurrents japonais, que la mention de l’expression “gueule de bois” peut s’avérer piégeuse et réductrice. Sa marque a donc revu ses campagnes de publicité en conséquence, et décidé d’élargir son activité à d’autres compléments alimentaires. Et puis, il ne voudrait pas fournir un prétexte aux gens pour boire à outrance, assure-t-il.
Changement des mentalités
“Qui dit alcool, dit gueule de bois”, résume Joris Verster. La meilleure solution pour éviter les lendemains difficiles n’est donc pas de boire une mixture en plus, mais quelques verres en moins. La célèbre stratégie du verre d’eau entre deux verres d’alcool, par exemple, favorise l’hydratation et permet de ralentir le rythme de consommation.
Connaître ses propres limites est également indispensable, et c’est d’ailleurs la raison de la fameuse diabolisation des mélanges. Contrairement à ce que l’on imagine souvent, le danger ne vient en effet pas du mélange lui-même, mais de la difficulté à tenir le compte de sa consommation lorsqu’on enchaîne une bière à 5 %, un shot de whisky à 50 % et un verre de saké à 18 %. Malheureusement, la plupart des fêtards aspirent plutôt à la détente et à oublier leurs soucis le temps d’une soirée qu’à faire des maths.
Mais les mentalités sont visiblement en train d’évoluer. Même dans une société où les drogues sont quasi inexistantes comme celle du Japon, les plus jeunes consomment de moins en moins d’alcool. Selon Asabe, les jeunes commencent à remettre en question le taipa, traduction abrégée de l’expression en anglais time performance [“rendement temporel”], de la nomunication, [fusion du verbe “boire” en japonais et du mot “communication”], qui désigne les liens qui se créent entre collègues dans une soirée arrosée. En bref, ils ne considèrent plus l’alcool comme une forme efficace de divertissement. Il faut dire que, pour quelques heures de fête, il s’agit bien d’une journée entière de brouillard et de regrets le lendemain – sans autre remède avéré qu’une bonne dose de patience.
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