
Maurens-Scopont (Tarn), reportage
Il était temps de célébrer la victoire et de retrouver de la joie militante. Deux mois après la décision historique du tribunal administratif de Toulouse qui a annulé le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, entre 400 et 500 opposants se sont réunis le temps d’un week-end dans le Tarn pour élaborer le futur de la lutte et prendre soin de leur collectif, après quatre ans de bataille acharnée. « L’abandon de l’A69 ouvre la voie des possibles, ici et ailleurs », affirment les organisateurs de l’événement, baptisé Les Déroutantes.
Aujourd’hui, l’espoir semble être revenu. À quelques mètres du château de Scopont où se déroulait le rassemblement, le chantier délaissé de l’autoroute s’est couvert d’herbes folles. Comme si le paysage cicatrisait après le passage des bulldozers. Comme si le vivant reprenait ses droits malgré le fracas des machines.
L’événement Les Déroutantes s’est tenu au château de Scopont, dans le Tarn.
© Antoine Berlioz / Reporterre
« Cette victoire est un immense soulagement, mais ce n’est qu’une étape. Maintenant, il faut construire la suite, dit Peter, de La Voie est libre (LVEL). Nous voulons être des “proposants”, pas seulement des opposants, se réapproprier notre territoire, inventer un autre avenir en lien avec les habitants et penser différemment la manière d’y vivre, d’y circuler et d’y travailler. »
« Nous voulons habiter ce territoire autrement qu’à 130 km/h »
Ces deux jours ont été l’occasion d’y réfléchir, autour de tables rondes, d’ateliers, de balades naturalistes et de concerts, comme un temps suspendu dans la lutte, un moment pour reprendre son souffle, se prendre dans les bras et panser les plaies après des mois de répression et de violence. La lutte a compté pas moins de 70 procès, 200 gardes à vue et trois personnes ont même été détenues en prison.
Et même après la décision du tribunal administratif, l’État et les élus pro-autoroutes refusent de déposer les armes, laissant augurer de nouvelles luttes à venir.
Déconstruire le mythe de la vitesse et du progrès
« On veut désormais construire du positif, explique Thomas, de LVEL. Poser les bases d’un développement alternatif à l’A69 et à ce monde de l’accélération effrénée. Nous aimons ce territoire et nous voulons l’habiter entièrement et autrement qu’à 130 km/h. »

Les opposants à l’A69 veulent profiter de leur victoire devant le tribunal administratif pour se réapproprier leur territoire.
© Antoine Berlioz / Reporterre
Pour y arriver, les militants invitent à déconstruire le mythe de la vitesse et du progrès, le rapport à la technique et à la mobilité. Mais aussi à la métropolisation et au capitalisme. « Ces infrastructures routières sont le bras armé d’un système qui asservit les territoires et les met en compétition, au profit de la simple circulation des capitaux et des marchandises », déclare Enora, porte-parole de la Déroute des routes, un collectif mobilisé à l’échelle nationale contre les projets routiers.
L’objectif est de réhabiter les territoires, de relégitimer l’imaginaire de la lenteur et de le rendre désirable. Il s’agit de prendre le temps, de réduire la nécessité de déplacement et de construire pas à pas la démocratie locale. « C’est une lutte des lieux contre les flux », résume Enora.
Détrôner les politiciens locaux
Les militants ont profité de l’événement pour lancer un grand appel à réinvestir la politique locale, en dehors des étiquettes et des partis. Avec en ligne de mire les élections municipales de 2026. « Nous voulons créer des listes participatives sur toutes les communes concernées par le tracé de l’autoroute, explique Gilles Garric, conseiller municipal à Teulat, dans le Tarn. On va leur montrer que l’on peut s’organiser sans eux et que l’on peut renverser les patriarches et leurs petites baronnies, leur faire peur. »

Des tables rondes ont été organisées pour penser l’après-A69.
© Antoine Berlioz / Reporterre
« Il ne s’agit pas prendre le pouvoir pour le pouvoir, mais de reprendre en main notre existence, ajoute Thomas, de LVEL. Nous refusons de rester silencieux entre deux élections. Nous sommes et serons les acteurs de nos territoires. Les habitants et habitantes ont mille idées pour concilier développement économique et respect des limites planétaires. Il suffit de leur laisser un peu de place et de les écouter. »
« On voit que l’on a frappé juste. Leur monde s’effondre »
En toile de fond, l’enjeu est de mettre en place, démocratiquement et par le bas, le projet alternatif Une autre voie. Présenté depuis deux ans, il ne se résume pas seulement à une véloroute en lieu et place de l’A69. C’est un projet global qui touche au foncier, à l’autonomie alimentaire, à l’emploi et à l’énergie.
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La dynamique a déjà pris. À Loubens (Tarn), un village de 460 habitants, des ateliers citoyens ont lieu depuis plusieurs mois, notamment au sujet de l’urbanisation. Le projet d’autoroute a servi de catalyseur pour inventer autre chose et tisser, là aussi, des liens contre l’isolement et la dépossession. « S’organiser ensemble est une manière de lutter contre la fascisation en cours », dit Enora.
Radicalisation des positions de l’État
Il n’en reste pas moins que le bras de fer actuel n’est pas fini. La victoire n’est peut-être que temporaire. La décision du tribunal administratif du 27 février a radicalisé les positions de l’État et des élus pro-autoroutes, qui ont engagé depuis deux mois une contre-offensive majeure.
« On voit que l’on a frappé juste, leur monde s’effondre, s’exclame Geoffrey, de LVEL. Cette décision juridique a accéléré la dérive illibérale et autoritaire du gouvernement, qui fait fi de la séparation des pouvoirs. »

À l’arrêt depuis plusieurs mois, le chantier de l’A69 risque d’être relancé si l’offensive des parlementaires pro-autoroutes est un succès.
© Antoine Berlioz / Reporterre
En attendant l’appel sur le fond, l’État a demandé la reprise des travaux, « un sursis à exécution du jugement » qui devrait être examiné mi-juin par la justice. Des sénateurs ont également déposé une proposition de loi de validation pour entériner le projet et lui délivrer, arbitrairement, la raison impérative d’intérêt public majeur qui lui manque. Le texte sera examiné le 15 mai au Sénat.
En parallèle, l’Assemblée nationale étudie en ce moment même le projet de loi de Simplification, dans lequel une des mesures défendues rendrait caduque la possibilité de reproduire ailleurs la procédure juridique qui a mis à mal l’A69, en donnant la dérogation d’espèces protégées à tout projet ayant obtenu une déclaration d’utilité publique.
« Profiter du souffle actuel pour aller plus loin »
Les militants ne veulent donc pas baisser la garde et préparent la riposte. Ils appellent à renforcer « la puissance des luttes » et « la contagion d’une écologie de combat » contre le capitalisme vert. Ils invitent à se mobiliser contre « l’extractivisme ordinaire », ces centaines de carrières, de gravières et de centrales à bitume qui rendent possible matériellement les grands projets inutiles.
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Des nouvelles alliances se dessinent aussi. Avec le lancement officiel d’une campagne avec le syndicat Sud Rail pour le maintien des petites lignes ferroviaires. « Ce sont des lignes indispensables pour le prolétariat rural, pour les territoires, pour le quotidien. Sans service public, il n’y a pas d’emploi, tu perds l’âme d’un territoire », défend Julien Troccaz, secrétaire fédéral de Sud Rail.

Enora, Anna et Romain, de la coalition La Déroute des routes, un collectif national contre les projets routiers.
© Antoine Berlioz / Reporterre
Alors que la journée se termine et que la nuit se couvre d’étoiles, Peter, de LVEL, se veut optimiste : « Il faut profiter du souffle actuel pour aller plus loin et ne pas laisser redescendre la tension. La communauté de lutte que nous avons créée n’est pas près de disparaître ». Sous les chapiteaux, la fête, elle, a commencé. Sous les hourras et les paillettes.