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Annexer le Donbass, neutraliser l’Ukraine, décapiter le pouvoir : la fin de la guerre aux conditions de Poutine. Texte intégral du mémorandum russe

Lundi 2 juin, les délégations russe et ukrainienne se sont rencontrées à Istanbul pour un deuxième cycle de discussions depuis la reprise des négociations directes le 16 mai. Au cours de la  rencontre, qui n’a abouti à aucun résultat majeur en vue de la mise en place d’un cessez-le-feu en Ukraine — les deux parties ayant principalement consenti à un échange de prisonniers et de corps de combattants tués sur le front —, Kiev et Moscou ont échangé des « mémorandums » résumant la position des deux pays ainsi que leurs revendications pour mettre fin à la guerre.

Tandis que l’Ukraine avait communiqué en amont de la rencontre son plan de cessez-le-feu à Moscou ainsi qu’à Washington, le contenu du document russe, traduit et commenté ligne à ligne ci-dessous, n’a été dévoilé que durant la réunion.

Au cours du week-end précédant la rencontre, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe avait déclaré que les négociateurs seraient munis « d’un projet de mémorandum et d’autres propositions de cessez-le-feu ».

Le document russe reprend les demandes maximalistes formulées par Poutine depuis le printemps 2022, et ne présente aucune concession indiquant que Moscou serait favorable à la fin de la guerre — et ce malgré des pertes humaines considérables : près d’un million de morts et de blessés depuis février 2022, selon l’armée ukrainienne.

La position russe — qui repose sur les négociations avortées au printemps 2022 ayant débouché sur le Communiqué d’Istanbul, un document non-signé par les deux parties qui vise à faire de l’Ukraine un « État neutre » — consiste à exiger la résolution des « causes profondes » ayant motivé l’invasion, tandis que les Ukrainiens exigent la mise en place d’un cessez-le-feu de 30 jours, renouvelable à son terme, avant d’entamer des négociations de paix.

Dans le document présenté par les négociateurs ukrainiens à leurs homologues lors de la rencontre du 2 juin, Kiev réitérait sa position, soutenue par les pays européens, consistant en l’octroi à l’Ukraine de garanties de sécurité, au respect par Moscou de la souveraineté territoriale ukrainienne, ainsi qu’au maintien d’une porte ouverte vers l’adhésion de Kiev à l’Union européenne et à l’OTAN dans le cadre de tout accord. Les négociateurs ukrainiens manifestaient également leur volonté d’organiser une rencontre entre Zelensky et Poutine, systématiquement refusée par Moscou.

Section I. Cadre fondamental du règlement définitif 

  1. Reconnaissance juridique internationale de l’intégration de la Crimée, des Républiques populaires de Louhansk et Donetsk, des régions de Zaporijia et de Kherson, à la Fédération de Russie ; retrait complet des Forces armées ukrainiennes (ci-dessous, FAU) et des autres formations militaires ukrainiennes desdits territoires ; 

Si l’armée russe a illégalement annexé la Crimée dès 2014, celle-ci ne contrôle pas les régions ukrainiennes de Donetsk, Louhansk, Zaporijia et Kherson citées ci-dessus dans leur totalité. En septembre 2022, Vladimir Poutine a déclaré « l’annexion » des quatre oblasts du sud et de l’est du pays à la suite de pseudo-référendums organisés quelques jours auparavant. 

La « reconnaissance juridique internationale de l’intégration de la Crimée » à la Russie semble ici reprendre en substance le « plan » élaboré par l’administration Trump suite à la rencontre d’avril entre Vladimir Poutine et Steve Witkoff. Selon ce document, les États-Unis reconnaîtraient le contrôle russe de jure de la péninsule de Crimée et de facto du territoire couvrant les quatre régions partiellement occupées.

De plus, la Constitution ukrainienne ne permet pas à Kiev de connaître les territoires ukrainiens occupés comme étant russes. Comme l’expliquait ​​dans ces pages l’ancien ministre de l’Économie ukrainien Tymofiy Mylovanov, « la seule alternative serait de modifier la Constitution du pays […] Les personnes responsables de la signature d’une telle ratification seraient sous le coup d’une accusation de haute trahison, et il est peu probable que quelqu’un s’en rende responsable ».

  1. Neutralité de l’Ukraine, établissant son renoncement à intégrer toute alliance ou coalition militaire et l’interdiction de toute activité militaire de pays tiers sur le territoire de l’Ukraine (y compris le déploiement de formations, de bases et d’infrastructures militaires étrangères) ; 

L’exigence de la « neutralité de l’Ukraine » reprend en substance les demandes maximalistes formulées par la partie russe au cours des premières négociations entre l’Ukraine et la Russie, finalement avortées, menées au printemps 2022. Ces discussions avaient abouti à la production d’un document intitulé le « Communiqué d’Istanbul », également appelé dans certaines versions rendues publiques le « Traité sur la neutralité permanente et les garanties de sécurité pour l’Ukraine ». Aucun accord contraignant n’avait toutefois été signé à l’issue de ces séries de négociations.

Le document comportait notamment une interdiction pour l’Ukraine de rejoindre l’OTAN — ce à quoi Kiev s’oppose —, ainsi qu’une réduction de la taille de l’armée ukrainienne à la portion congrue : son armée serait ainsi soumise à une limite de 85 000 hommes — contre 200 000 avant la guerre et un million aujourd’hui —, 342 chars, 102 appareils, et 519 pièces d’artillerie notamment.

  1. Sortie des traités et autres accords internationaux incompatibles avec les dispositions de la présente section ; renoncement à conclure de tels traités et accord à l’avenir ; 
  2. Confirmation du statut de l’Ukraine en tant qu’État non nucléaire et non pourvu d’armes de destruction massive ; interdiction de la réception, du transit et du déploiement de ces armements sur le territoire ukrainien ; 
  3. Instauration d’un contingent maximum au sein des FAU et des autres formations militaires ukrainiennes ; définition des caractéristiques et de la quantité maximale d’armements et de matériel militaire autorisés ; 
  4. Pleine garantie des droits, libertés et intérêts de la population russe et russophone ; reconnaissance du statut de langue officielle à la langue russe ; 
  5. Interdiction législative de la glorification et de la propagande du nazisme et du néo-nazisme ; dissolution des partis et organisations nationalistes ; 

La volonté russe de « dénazifier » l’Ukraine fait partie de ce que Poutine considère comme la résolution des « causes profondes » du conflit, condition préalable fixée par Moscou avant la conclusion de tout accord de cessez-le-feu.

  1. Levée des sanctions économiques, interdictions et mesures restrictives entre la Fédération de Russie et l’Ukraine ; interdiction d’en introduire de nouvelles à l’avenir ;

L’économie russe souffre considérablement des sanctions occidentales imposées depuis février 2022. La Russie est aujourd’hui de loin le pays le plus visé au monde par des mesures restrictives qui ciblent, entre autres, ses secteurs bancaire, énergétique et technologiques.

Le retour au pouvoir de Trump le 20 janvier et sa volonté de mettre fin rapidement au conflit, possiblement en l’échange d’une fin des sanctions américaines, a suscité une vague d’enthousiasme en Russie mais également sur les marchés internationaux, qui voient dans la réouverture future du pays aux investissements une opportunité de nouvelle ruée vers l’or.

  1. Résolution des problématiques concernant la réunification des familles et les personnes déplacées ; 
  2. Renonciation à toutes les réclamations mutuelles portant sur les dommages liés aux opérations militaires ; 

Ce point entre en contradiction directe avec le mémorandum ukrainien, qui fixe dans les sujets à aborder lors d’une potentielle rencontre entre Zelensky et Poutine la question de l’indemnisation de l’Ukraine et de la reconstruction du pays. 

  1. Levée des interdictions visant l’Église orthodoxe ukrainienne ; 
  2. Reprise progressive des relations diplomatiques et économiques (y compris le transit gazier) ainsi que des liaisons de transport et autres communications entre la Russie et l’Ukraine, y compris avec des pays tiers.

Section II. Conditions du cessez-le-feu 

Option n°1

  1. Retrait complet des FAU et autres formations armées ukrainiennes du territoire de la Fédération de Russie, y compris les Républiques populaires de Lougansk et Donetsk ainsi que les régions de Zaporijia et de Kherson ; 
  2. Repli de l’ensemble des troupes, à une distance des frontières de la Fédération de Russie devant être déterminée par les parties en présence, conformément aux dispositions approuvées.

Afin de limiter les capacités de l’armée ukrainienne à mener des frappes en Russie, Poutine à ouvert la porte à la fin du mois de mai à l’annexion partielle voire totale de la région de Soumy, frontalière de l’oblast russe de Koursk. Ces dernières semaines, le commandement russe a massé 50 000 troupes dans ce secteur en vue du lancement d’une potentielle offensive majeure visant à créer une « zone tampon » en territoire ukrainien.

Option n°2 : Propositions groupées 

  1. Interdiction du redéploiement des FAU et d’autres formations militaires ukrainiennes, à l’exception des déplacements impliqués par leur repli à une distance des frontières de la Fédération de Russie déterminée par les parties en présence ; 
  2. Arrêt immédiat de la mobilisation et début de la démobilisation ; 
  3. Cessation des livraisons d’armes étrangères et de toute aide militaire étrangère à l’Ukraine, y compris dans le domaine de la communication satellitaire et du renseignement ; 
  4. Retrait de toute présence militaire de pays tiers sur le territoire de l’Ukraine et arrêt de l’implication de spécialistes étrangers dans les opérations militaires côté ukrainien ; 

Cette revendication entre en contradiction avec la volonté des pays européens membres de la « coalition des volontaires » de constituer un contingent terrestre qui serait déployé en Ukraine pour garantir le respect d’un cessez-le-feu.

De plus, Moscou maintient une présence militaire en Transnistrie, une région séparatiste au sein du territoire de la Moldavie située à l’ouest de l’Ukraine, qui pourrait être considérablement augmentée au cours des prochains mois. Selon le Premier ministre moldave Dorin Recean, Poutine voudrait déployer 10 000 troupes dans la région afin d’installer un gouvernement pro-Kremlin à Chișinău, tout en exerçant une pression supplémentaire sur l’Ukraine.

  1. Garanties du renoncement de l’Ukraine à toute activité de sabotage ou de subversion contre la Fédération de Russie et ses citoyens ; 

Le deuxième cycle de négociations entre l’Ukraine et la Russie a eu lieu le lendemain de l’opération baptisée « Toile d’araignée ». Selon nos estimations, celle-ci aurait conduit à la destruction ou à l’endommagement de 16 avions russes dont 14 bombardiers stratégiques, pour un coût proche de 1,3 milliards de dollars.

Au-delà des conséquences financières, cette opération devrait également affaiblir significativement les capacités de l’aviation russe à court et moyen terme, Moscou étant dans l’incapacité de remplacer ces appareils.

  1. Institution d’un Centre bilatéral de surveillance et de contrôle du cessez-le-feu ;
  2. Amnistie pour tous les participants (« prisonniers politiques ») et libération des personnes détenues ; 
  3. Levée de la loi martiale en Ukraine ;
  4. Organisation d’élections présidentielles et législatives et annonce de la date de leur tenue, au plus tard 100 jours après la levée de la loi martiale ;
  5. Signature d’un accord de mise en œuvre des dispositions contenues dans la section 1. 

Section III. Séquencement et délais de mise en œuvre 

  1. Ouverture des travaux sur le texte du Traité ; 
  2. Instauration d’une trêve de 2 ou 3 jours pour rapatrier les corps des défunts dans la « zone grise » ; 

Ces derniers mois, le refus de Poutine d’instaurer un cessez-le-feu total sur la ligne de front — demande formulée par l’Ukraine dans son mémorandum, et soutenue par les pays européens et les États-Unis — a été ponctué par la mise en place d’arrêts temporaires des combats, notamment pour Pâques, ou bien visant certaines cibles, comme les infrastructures énergétiques.

Cette stratégie, dénoncée par l’Ukraine, vise à rassurer Donald Trump quant à la volonté de Poutine de mettre fin à la guerre tout en maintenant ses opérations militaires en Ukraine. Au cours du mois de mai, Moscou a conquis 450 kilomètres carrés de territoire ukrainien supplémentaire, soit 2,5 fois plus qu’au cours du mois précédent.

  1. Remise unilatérale à l’Ukraine des corps de 6 000 soldats des FAU ; 
  2. Signature d’un Mémorandum de cessez-le-feu comprenant des délais précis de mise en œuvre de toutes ses dispositions et de signature du futur Traité portant règlement définitif ;

On note que le « Traité » dont il est question ici ne serait pas un traité de paix — le mot paix n’apparaissant d’ailleurs jamais dans le texte alors qu’on le retrouve dès le premier paragraphe du document ukrainien.

L’expression « Traité portant règlement définitif » reprend la formulation du fameux traité « quatre plus deux » — ou traité de Moscou — qui fixait le statut de l’Allemagne en vue de sa réunification. 

En creux, cette expression montre, comme le point 6) infra l’explicite encore davantage, que la Russie n’envisage pas cette négociation comme une discussion d’égal à égal mais continue à considérer l’Ukraine comme « moins qu’un État ».

  1. Instauration d’un cessez-le-feu de 30 jours à compter du début du retrait des FAU ; retrait complet des unités des FAU du territoire de la Fédération de Russie et mise en œuvre intégrale des « propositions groupées » sous 30 jours ; 
  2. Organisation d’élections et formation d’organes de gouvernement en Ukraine ; 

Le changement de régime en Ukraine est une constante dans les « conditions » de Vladimir Poutine.

  1. Signature du Traité ; 
  2. Approbation du Traité portant règlement définitif par une résolution juridiquement contraignante du Conseil de sécurité de l’ONU ; 
  3. Ratification, entrée en vigueur et mise en œuvre du Traité.

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Auteur : Matheo Malik

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Depuis 1998, je poursuis une introspection constante qui m’a conduit à analyser les mécanismes de l’information, de la manipulation et du pouvoir symbolique. Mon engagement est clair : défendre la vérité, outiller les citoyens, et sécuriser les espaces numériques. Spécialiste en analyse des médias, en enquêtes sensibles et en cybersécurité, je mets mes compétences au service de projets éducatifs et sociaux, via l’association Artia13. On me décrit comme quelqu’un de méthodique, engagé, intuitif et lucide. Je crois profondément qu’une société informée est une société plus libre.

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