Au Royaume-Uni, de quoi le tournant de Starmer sur l’immigration est-il le nom ?
Comme dans toutes les gauches européennes, le sujet qui divise le parti travailliste au Royaume-Uni est l’immigration. Entre la gauche métropolitaine et les bastions ouvriers du nord de l’Angleterre, entre les défenseurs des droits universels et les tenants d’un socialisme enraciné, les lignes de faille sont anciennes. Pourtant, une semaine seulement après sa défaite majeure aux élections locales face au parti populiste de droite de Nigel Farage, le 12 mai 2025, le Premier ministre Keir Starmer semble avoir choisi son camp. Flanqué de plusieurs drapeaux britanniques, le Premier ministre a annoncé une série de mesures très restrictives et proclamé : « Nous tiendrons ce que vous avez demandé, à maintes et maintes reprises, et nous reprendrons le contrôle de nos frontières. » 1
Ce changement de ton, stratégique à n’en pas douter, s’inscrit dans la continuité des mesures adoptées par plusieurs partis de gauche en Europe, notamment au Danemark.
Mais cette évolution revêt une importance particulière pour une raison essentielle : à la différence de ce petit pays scandinave, le Royaume-Uni partage avec la France ou l’Italie une taille comparable et un passé marqué par une ouverture culturelle et politique au monde. Comprendre les choix opérés outre-Manche pourrait ainsi nourrir la réflexion de la gauche en France et en Europe sur la question migratoire.
Comme dans toutes les gauches européennes, le sujet qui divise le parti travailliste au Royaume-Uni est l’immigration.
Marc Le Chevallier et Renaud Large
La doctrine historique de la gauche sur l’immigration
Historiquement, la gauche n’a jamais été unanimement favorable à l’ouverture inconditionnelle des frontières. Chez Karl Marx déjà, la figure du travailleur étranger non intégré est associée à la fameuse « armée industrielle de réserve » 2 : une main-d’œuvre surabondante que le capital peut mobiliser pour peser à la baisse sur les salaires et diviser les travailleurs. En étudiant le marché du travail anglais, Karl Marx observait les effets de la main d’oeuvre immigrée irlandaise sur la classe ouvrière anglaise :
« À cause de la concentration croissante de la propriété de la terre, l’Irlande envoie son surplus de population vers le marché du travail anglais, et fait baisser ainsi les salaires, et dégrade la condition morale et matérielle de la classe ouvrière anglaise. Et le plus important de tout ! Chaque centre industriel et commercial en Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles, les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. […] Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, en dépit de son organisation. C’est le secret grâce auquel la classe capitaliste maintient son pouvoir. Et cette classe en est parfaitement consciente. » 3
L’immigration, lorsqu’elle échappe au contrôle des syndicats et n’est pas accompagnée de droits collectifs, devient un levier de déflation salariale. Cette intuition marxiste trouve un écho dans les travaux de l’économiste américain d’Harvard George Borjas 4, qui montre empiriquement que l’immigration non régulée peut nuire aux travailleurs locaux les moins qualifiés, en particulier lorsque les nouveaux venus ne bénéficient pas des mêmes protections sociales ou syndicales.
« Les données (…) indiquent que l’immigration a un impact significatif sur les revenus des travailleurs natifs. En particulier, une augmentation de 10 % de l’offre de travailleurs dans un groupe de compétences donné réduit les salaires des travailleurs de ce groupe d’environ 3 à 4 %. Cet effet négatif est particulièrement marqué chez les personnes sans diplôme de fin d’études secondaires, qui sont les plus susceptibles d’entrer en concurrence avec les immigrés pour les emplois. » 5
Avant le tournant néo-libéral des années 1980, dans la plupart des pays occidentaux, la demande d’ouverture des frontières était principalement portée par les organisations patronales, soucieuses d’un approvisionnement constant en main-d’œuvre bon marché. À l’inverse, de nombreux syndicats, notamment en France avec la CGT, réclamaient une régulation stricte des flux migratoires et la présence des syndicats dans les organes de sélection des travailleurs étrangers 6.
La gauche n’a jamais été unanimement favorable à l’ouverture inconditionnelle des frontières.
Marc Le Chevallier et Renaud Large
En 1919, lors de la conférence de Berne, la grande majorité des syndicats européens dont les Français, les Britanniques et les Allemands déclarent :
« Chaque État pourra limiter temporairement l’immigration dans des périodes de dépression économique, afin de protéger les travailleurs indigènes aussi bien que les travailleurs émigrants ; chaque État a le droit de contrôler l’immigration dans l’intérêt de l’hygiène publique et d’interdire l’immigration pendant un certain temps ; les États peuvent exiger des immigrants qu’ils sachent lire et écrire dans leur langue maternelle, dans le but de protéger l’éducation populaire et de rendre possible l’application efficace de la législation du travail dans les branches d’industrie qui emploient des travailleurs étrangers ; les États s’engagent à introduire des lois interdisant l’engagement de travailleurs par contrat pour aller travailler à l’étranger afin de mettre un terme aux abus des agences de placement privées. Le contrat d’engagement préalable est interdit ; les États s’engagent à dresser des statistiques du marché du travail à partir des rapports publiés par les Bourses du travail, ils échangent des renseignements par l’intermédiaire d’un Office central international. Ces statistiques seront spécialement communiquées aux unions syndicales de chaque pays. »
L’objectif n’était pas d’exclure, mais d’intégrer pleinement ces travailleurs au marché du travail national, d’éviter les formes de surexploitation, et de garantir une égalité réelle dans l’accès aux droits.
Le paradigme danois
Ce souci de justice sociale et de cohésion dans le monde du travail reste une référence importante pour ceux qui, à gauche, veulent articuler solidarité internationale et protection des conditions de travail.
L’exemple contemporain du Danemark illustre une approche sociale-démocrate de la régulation migratoire dont l’objectif affiché est de préserver la cohésion sociale et l’État-providence. Sous la direction de Mette Frederiksen depuis 2019, les sociaux-démocrates danois ont adopté une politique migratoire stricte, combinant des positions économiques de gauche avec des mesures fermes sur l’immigration. Ce « paradigme danois » repose sur l’idée que la protection des classes populaires nécessite un contrôle rigoureux des flux migratoires pour éviter la pression sur les salaires et les services publics 7. Le ministre de l’Immigration de l’époque, Mattias Tesfaye, a été un artisan clef de cette politique. Fils d’un réfugié éthiopien, il mettait en avant que les travailleurs peu qualifiés étaient les plus affectés par une immigration non contrôlée. Cette orientation a permis aux sociaux-démocrates de regagner le soutien des électeurs populaires, tout en réduisant l’influence de l’extrême droite. En intégrant les travailleurs immigrés dans le tissu social tout en protégeant les acquis sociaux, le modèle danois est une tentative d’articuler justice sociale et contrôle migratoire.
Mais le Danemark n’est pas comparable aux grandes puissances européennes. C’est d’ailleurs l’un des arguments fréquemment avancé pour dévitaliser le « paradigme danois ». Petit pays de 6 millions d’habitants, la pression migratoire y est historiquement plus faible. Le Danemark, bien que doté d’un linéaire côtier étendu, est davantage protégé par sa position septentrionale. Le pays dispose enfin d’un modèle social spécifique propre à la Scandinavie.
Le « paradigme britannique » qui est en train de se structurer pourrait s’exporter plus facilement dans le reste de l’Europe que le modèle danois.
Marc Le Chevallier et Renaud Large
À l’inverse, le cas du Royaume-Uni présente des enseignements bien différents pour le continent européen. L’Angleterre, prise isolément du Royaume-Uni, possède des caractéristiques similaires aux grandes puissances de l’Europe continentale — telles que l’Allemagne, la France, l’Italie ou l’Espagne. Avec 57 millions d’habitants, elle se situe dans le même ordre de grandeur démographique que l’Italie — environ 60 millions — ou la France hors outre-mer. D’un point de vue géographique, l’Angleterre présente une densité urbaine, une diversité régionale et une intensité des mobilités internes que l’on retrouve en Allemagne ou en Espagne. En matière de pression migratoire, l’Angleterre est confrontée à des dynamiques proches de celles de la France ou de l’Allemagne : une immigration économique et familiale importante, des débats récurrents sur l’intégration, des camps de transit informels, et une demande d’asile soutenue. S’agissant des frontières, l’Angleterre, comme la France, l’Espagne ou l’Italie, dispose d’un long littoral — plus de 3 000 kilomètres — qui en fait un point d’accès maritime majeur.
En d’autres termes, le « paradigme britannique » qui est en train de se structurer autour de la politique migratoire de Keir Starmer pourrait s’exporter plus facilement dans le reste de l’Europe que le modèle danois.
Du New Labour au Blue Labour : l’évolution de la doctrine migratoire travailliste
Sous Tony Blair (1997–2007), le New Labour adopte une ligne libérale sur l’immigration, perçue comme un levier économique et culturel.
En 2004, son gouvernement décide d’ouvrir immédiatement le marché du travail britannique aux ressortissants des pays d’Europe de l’Est entrant dans l’Union (Pologne, Lituanie, etc.), sans période transitoire. Cette décision entraîne une immigration massive — plus de 600 000 personnes en deux ans — justifiée par le besoin de main-d’œuvre et une volonté de modernisation 8. Blair met aussi en place le Highly Skilled Migrant Programme en 2002 et soutient les étudiants étrangers.
Avec Gordon Brown (2007–2010), le ton change légèrement. Il introduit en 2008 un système à points pour les travailleurs non-européens, inspiré du modèle australien, et affirme la priorité au « British jobs for British workers » — une formule critiquée alors pour sa tonalité nationaliste 9. Il maintient une politique globalement ouverte, tout en insistant sur l’intégration et les compétences économiques.
Ed Miliband (2010–2015) constitue une parenthèse innovante dans la doctrine travailliste sur le sujet. Dans un discours de 2012, il reconnaît que le Labour a « eu tort » de minimiser l’impact de l’immigration, notamment sur les salaires des travailleurs peu qualifiés 10. Il promet de limiter le recours à la main-d’œuvre étrangère dans le secteur public, impose des tests d’anglais plus stricts pour les immigrés et propose de renforcer les contrôles sur l’exploitation des travailleurs étrangers en cherchant à reconnecter le Labour aux classes populaires inquiètes des effets de la mondialisation. La montée du courant Blue Labour, porté par Lord Maurice Glasman dans les années 2010, a été le symptôme d’une prise de conscience : les classes populaires attachées à la sécurité, aux frontières et aux appartenances culturelles se détournaient d’un Labour perçu comme élitiste et hors-sol. Aujourd’hui, l’influence retrouvée du Blue Labour est patente dans le cabinet Starmer, notamment sur la politique migratoire.
Cette parenthèse se termine avec la prise de contrôle du parti par Jeremy Corbyn (2015–2020) dont la ligne redevient plus ouverte et favorable aux droits des migrants. Il critique les politiques restrictives des conservateurs — comme les « hostile environment policies » de Theresa May — et défend la liberté de circulation, y compris après le Brexit 11. Toutefois, la victoire du Leave en 2016 place le Labour face à une contradiction : son électorat est profondément divisé entre grandes villes pro-européennes et anciens bastions ouvriers favorables à un contrôle plus strict de l’immigration. Corbyn tente de concilier ces lignes en proposant en 2019 un système « juste et fondé sur les besoins économiques », sans revenir explicitement sur la liberté de circulation 12. Mais cette ambiguïté devient un handicap : le Labour apparaît inadapté à la nouvelle réalité issue du Brexit, où la souveraineté migratoire est devenue une exigence centrale pour une grande partie de l’électorat. Le flou de la position travailliste — refus de défendre pleinement la fermeture, sans affirmer non plus une ligne d’ouverture claire — contribue à son effondrement électoral en 2019. Le Brexit met à nu les difficultés du Labour à définir une doctrine migratoire claire et cohérente dans un Royaume-Uni en mutation.
La montée du courant Blue Labour, porté par Lord Maurice Glasman dans les années 2010, a été le symptôme d’une prise de conscience : les classes populaires attachées à la sécurité, aux frontières et aux appartenances culturelles se détournaient d’un Labour perçu comme élitiste et hors-sol.
Marc Le Chevallier et Renaud Large
Keir Starmer ou la possibilité d’une gauche post-Brexit
En inaugurant le premier gouvernement travailliste post-Brexit, Starmer doit inventer une nouvelle grammaire de gauche sur le sujet migratoire.
Dès son entrée en fonction, il a annulé le très controversé plan d’expulsion vers le Rwanda, qualifiant cette politique de « morte et enterrée » 13. En remplacement, il a établi le Border Security Command, une unité coordonnant les efforts de l’Immigration Enforcement, du MI5, de la Border Force et de la National Crime Agency pour lutter contre les réseaux de passeurs facilitant les traversées illégales de la Manche.
Face à la montée du parti populiste de Nigel Farage Reform UK et à des résultats décevants lors des élections locales et législatives partielles de mai 2025, Starmer a annoncé une série de réformes visant à réduire significativement la migration nette.
Parmi les mesures clefs figurent l’allongement de la période requise pour obtenir le statut de résident permanent de cinq à dix ans, le renforcement des exigences linguistiques et éducatives pour les visas de travailleurs qualifiés, l’interdiction pour les prestataires de soins de recruter des travailleurs étrangers, l’introduction de cartes d’identité numériques pour les ressortissants étrangers, la priorisation de la résidence pour les migrants contribuant par le biais des impôts, du service public ou des emplois hautement qualifiés, l’établissement d’un lien direct entre la formation des travailleurs nationaux et le recours à une main-d’œuvre étrangère dans certaines filières, en rendant ce dernier conditionnel à la mise en place effective de la première. Starmer a défendu ces changements comme nécessaires pour la cohésion sociale et la durabilité économique, s’inspirant du paradigme danois.
Keir Starmer affirme que l’immigration de masse n’est pas un phénomène subi, mais bien le produit direct et « délibéré » du modèle économique conservateur.
Marc Le Chevallier et Renaud Large
Ces réformes ont suscité des critiques de divers horizons politiques.
Des membres du Parti travailliste ont exprimé leur inquiétude quant à un possible éloignement des valeurs progressistes, tandis que des partis d’opposition ont mis en garde contre les effets négatifs sur des secteurs tels que les soins de santé et l’éducation. Par ailleurs, des groupes de défense des droits des minorités ont dénoncé une rhétorique jugée stigmatisante, notamment lorsque Starmer a déclaré que le Royaume-Uni risquait de devenir une « île d’étrangers » 14.
Dans un pays avec une longue histoire d’ouverture au monde comme le Royaume-Uni, comment le Premier ministre britannique a-t-il justifié ses mesures ?
À gauche, l’immigration est d’abord une question économique
Pour comprendre une critique de gauche de l’immigration au Royaume-Uni, un élément central ne peut être ignoré : le pays est l’un des plus libéraux d’Europe et affiche l’un des taux d’inégalités sociales les plus élevés.
Cette situation n’a cessé de se dégrader au cours des quinze dernières années.
Les conservateurs ont appliqué sans modération leur programme, plongeant des millions de personnes dans une pauvreté chronique.
En conséquence, de plus en plus de Britanniques se sont retrouvés exclus du marché du travail, en grande partie en raison de maladies de longue durée, physiques ou mentales. Faute de soutien des services publics, une part croissante de la population est laissée de côté — alors même que le marché du travail reste sous tension.
Dans ce contexte, Keir Starmer affirme que l’immigration de masse n’est pas un phénomène subi, mais bien le produit direct et « délibéré » du modèle économique conservateur. Qualifiant les Conservateurs de « parti du marché non régulé », il les accuse d’avoir privilégié la facilité de recruter la main-d’œuvre à l’étranger plutôt que de « faire le travail difficile sur la formation professionnelle […] sur la réforme du système social […] sur les opportunités pour notre jeunesse » 15. Autrement dit, seule l’immigration massive aurait permis de faire tenir debout une économie reposant sur l’abandon de millions de ses propres citoyens.
Face à cela, les travaillistes revendiquent une réponse de gauche ancrée dans une vision morale du travail.
Dans le nouveau récit travailliste, le contrôle de l’immigration serait un levier de solidarité et de justice sociale.
Marc Le Chevallier et Renaud Large
Parti des « travailleurs » 16, le Labour aurait, selon Starmer, le devoir moral de redonner l’opportunité du travail aux laissés pour compte. Inspiré par les réflexions du courant Blue Labour, le Parti insiste sur la centralité du travail non seulement comme moyen de subsistance, mais comme fondement de la dignité humaine. Comme le résume l’ancien député travailliste Jon Cruddas : « Le travail prime sur le capital — il est donc nécessaire de mettre en place des protections pour enrayer les atteintes à la dignité de l’homme, notamment le chômage, les inégalités salariales, la précarité de l’emploi et les bouleversements technologiques » 17.
Dans cette perspective, limiter l’immigration ne relève pas d’un repli identitaire, mais d’un affrontement politique avec le modèle ultra-libéral des conservateurs. C’est un acte de rupture, une tentative de reprendre le contrôle des conditions économiques au service des plus vulnérables. C’est pourquoi, dès l’été 2024, le gouvernement travailliste a voulu instaurer un lien direct entre la formation des travailleurs nationaux et le recours à une main-d’œuvre étrangère dans certaines filières, en rendant ce second aspect strictement conditionnel au premier. L’objectif est clair : obliger les entreprises à investir dans le capital humain national avant plutôt qu’une main d’œuvre à bas coût.
Ainsi réinterprété, le contrôle de l’immigration ne serait ni une fin en soi, ni un repli sur soi — dans le nouveau récit travailliste, ce serait plutôt un levier de solidarité et de justice sociale.
Reprendre le contrôle : la question de la souveraineté à gauche
Pour le gouvernement Starmer, la montée du populisme s’expliquerait en grande partie par le sentiment d’impuissance éprouvé par une partie croissante de l’électorat face à un monde perçu comme chaotique et incontrôlable. L’univers qui nous entoure n’apparaîtrait plus comme maîtrisable : il serait incompréhensible et donc effrayant.
Pour de nombreux électeurs tentés par le vote Reform UK, cela fait près de quarante ans qu’ils subissent, sans pouvoir d’agir, les effets d’une désindustrialisation brutale. L’immigration — légale ou illégale — devient alors, dans leur perception, le symbole le plus visible de cette perte de contrôle sur leur destin. Ce n’est pas tant la présence de migrants qui inquiète, que l’impression que les décisions seraient prises sans eux, ni pour eux.
Ce sentiment de chaos, Starmer en est très conscient. Lorsqu’il commente les chiffres de l’immigration nette pour 2023 — près d’un million de personnes — il ne parle pas simplement de statistiques, mais de perception politique : « Ce n’est pas le contrôle, c’est le chaos. » 18
Les tentatives de repositionnement du Parti travailliste sur l’immigration pourraient être en train de lui aliéner sa base traditionnelle sans pour autant attirer les électeurs de Reform UK.
Marc Le Chevallier et Renaud Large
Dans cette optique, le durcissement des règles migratoires ne correspondrait pas seulement une réponse chiffrée : il s’agirait avant tout d’un geste politique, destiné à montrer aux électeurs qu’ils peuvent reprendre la main sur des enjeux qui, jusque-là, leur échappaient totalement. Comme il l’affirme dans son discours : « Ce n’est pas qu’une question de chiffres », mais aussi une manière d’honorer l’esprit du Brexit : « Nous tiendrons ce que vous avez demandé, à maintes et maintes reprises, et nous reprendrons le contrôle de nos frontières. » 19
Le contrôle migratoire serait donc à la fois une question de justice sociale et de souveraineté démocratique — la gauche n’ayant pas seulement vocation à assurer l’égalité des revenus mais d’abord l’égalité de pouvoir. Il s’agirait de redonner aux citoyens le sentiment qu’ils peuvent, collectivement, peser sur les grandes dynamiques qui façonnent leur quotidien. Vue sous cet angle, la maîtrise des flux migratoires ne contredirait pas les valeurs de la gauche mais en serait un prolongement cohérent.
Des effets politiques limités… pour l’instant
Les annonces de Keir Starmer sur l’immigration n’ont toutefois pas produit les effets électoraux escomptés pour le Parti travailliste.
Selon un sondage YouGov publié en mai 2025, sa cote de popularité a chuté à un niveau historiquement bas, avec seulement 23 % d’opinions favorables contre 69 % défavorables, soit un net de -46, le plus bas jamais enregistré pour lui . Cette baisse est particulièrement marquée parmi les électeurs travaillistes de 2024, dont 50 % expriment désormais une opinion défavorable à son égard, contre 33 % le mois précédent 20.
Parallèlement, le soutien à Reform UK, dirigé par Nigel Farage, a atteint des sommets.
Un sondage Freshwater Strategy/City AM indique que le parti recueille désormais 32 % des intentions de vote, surpassant le Parti travailliste à 22 % . Cette progression est attribuée en partie à la perception que Reform UK adopte une position plus ferme sur l’immigration, un sujet qui préoccupe 43 % des électeurs, juste derrière l’inflation et le coût de la vie 21.
Ainsi, malgré les efforts du Parti travailliste pour séduire les électeurs de Reform UK, les résultats sont décevants. Une enquête YouGov révèle que seulement 4 % des électeurs de Reform UK envisagent de voter pour le Parti travailliste, tandis que 79 % excluent cette possibilité. De plus, 80 % des électeurs de Reform UK perçoivent Starmer comme pro-immigration, malgré ses récentes annonces restrictives. Ces données suggèrent que les tentatives de repositionnement du Parti travailliste sur l’immigration pourraient aliéner sa base traditionnelle sans pour autant attirer les électeurs de Reform UK 22.
Ce décalage entre le signal politique envoyé et la réception électorale immédiate rappelle une loi tacite de la politique contemporaine : les effets de communication sont instantanés, mais la crédibilité , elle, ne se décrète pas — elle se construit.
Pour la gauche britannique, l’immigration n’est désormais plus un tabou — mais elle n’est pas non plus un totem. Elle est le lieu d’un arbitrage permanent entre pragmatisme électoral, contraintes économiques et fidélité aux valeurs historiques du parti.
Marc Le Chevallier et Renaud Large
Le Labour peut aujourd’hui apparaître opportuniste ou en porte-à-faux avec une partie de sa base historique, ce qui rend la transition d’image d’autant plus délicate. Cependant, si les actes suivent les mots, et si une ligne cohérente se maintient dans le temps, il est possible que cette stratégie paye à plus long terme. La gauche britannique, longtemps jugée naïve ou laxiste sur les enjeux migratoires par certains segments de l’électorat populaire, pourrait retrouver une écoute si elle parvient à démontrer une patience stratégique. Il faudra donc bien plus qu’un discours ou une annonce forte pour que les électeurs de Reform UK reconsidèrent leur position. Selon la maxime consacrée, « un politicien pense à la prochaine élection et un homme d’État à la prochaine génération ». Ce qui est en jeu, c’est moins une opération de séduction immédiate qu’une réhabilitation en profondeur de la compétence perçue du Labour sur les sujets régaliens.
En l’occurrence, réguler sans sombrer dans la xénophobie et contrôler sans rompre avec l’humanisme sont des défis que le Labour au pouvoir doit affronter sur le temps long.
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Auteur : Matheo Malik
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