La mutation qui protège du Sida serait apparue il y a très longtemps au bord de la mer Noire
C’est une mutation portée par peu de gens dans le monde : moins de 1% de la population. CCR5delta32, qui protège du virus du Sida, est une mutation apparue bien avant le virus du VIH. Tandis que le virus a été découvert en 1983, la mutation, elle, serait apparue il y a plus de 7.000 ans chez un individu vivant au bord de la mer Noire, révèle une étude publiée dans la revue Cell.
Dans les pays d’Europe du Nord, en Scandinavie, certaines personnes portent sur leur 3e chromosome la mutation CCR5, qui les protège du VIH. C’est grâce à cette mutation que quelques malades atteints du virus du Sida ont pu être guéris. Surnommés les patients de Berlin, de Londres ou encore de Düsseldorf, tous les trois souffraient en plus d’un cancer, traité grâce à une greffe de cellules souches. Pour ces patients, les médecins ont réussi à trouver des donneurs non seulement compatibles mais également porteurs de la mutation CCR5delta32. Si pour l’instant, les cas de guérison restent isolés, la découverte de cette mutation constitue un progrès immense dans la lutte contre le VIH. Mais cette mutation si prometteuse serait bien antérieure à l’apparition du Sida au 20e siècle.
Les vivants et les morts passés au crible
Grâce aux progrès en paléogénétique, elle a pu être identifiée pour la première fois chez un individu vivant il y a 7.000 ans au bord de la mer Noire. Pour déterminer où et quand la mutation est apparue, les chercheurs ont d’abord cartographié sa répartition en analysant le matériel génétique de 2.000 personnes vivant actuellement à travers le monde. Ils ont ensuite mis au point une nouvelle méthode basée sur l’intelligence artificielle pour identifier la mutation dans l’ADN ancien issu de vieux ossements. Les chercheurs ont examiné des données provenant de plus de 900 squelettes datant du début de l’âge de pierre jusqu’à l’époque viking.
« Nous avons été très surpris de la détecter sur les restes de cet individu« , explique à Sciences et Avenir le Pr Rasmussen, du Centre de recherche fondamentale sur le métabolisme (CBMR) de la Fondation Novo Nordisk à l’Université de Copenhague et auteur de cette étude publiée dans Cell. « Encore plus déroutant : nous avons pu détecter sur quel bloc d’ADN elle est apparue. Cela nous a permis de constater que la mutation n’a presque pas changé à travers les âges et qu’elle est aujourd’hui quasiment identique chez les populations nordiques. Comme une empreinte de doigt qui perdure à travers le temps. »
CCR5delta32 est donc apparue sur les bords de la mer Noire, et non lors des épisodes de peste au Moyen-Âge ou durant l’ère Viking, comme on le pensait jusque-là. « Si la première occurrence est apparue au nord de la mer Noire, au niveau de l’actuelle Ukraine, au sud de la Russie et du Caucase, la mutation était ensuite plus fréquente chez les chasseurs-cueilleurs d’Europe de l’Est et du Caucase. » Ces groupes ont contribué aux migrations des steppes durant l’âge du Bronze, ce qui aurait favorisé la diffusion de la mutation à travers l’Europe, en particulier en Europe du Nord.
Un grand avantage immunitaire
Mais quel intérêt pour les chasseurs-cueilleurs d’acquérir cette mutation si le virus du VIH n’existait pas encore ? Parce qu’elle conférait, déjà à l’époque, un grand avantage sur le plan immunitaire. Au Néolithique, le passage des chasseurs-cueilleurs à l’agriculture et à une vie sédentaire a accru leur exposition aux maladies provenant des animaux domestiqués. Ces infections zoonotiques, qui passaient de l’animal à l’humain, constituaient un véritable défi pour le système immunitaire. Dans une étude précédente, le Pr Rasmussen a par exemple découvert que le virus de la peste était apparu à l’âge de pierre ou de bronze.
Toute mutation favorable au système immunitaire, comme CCR5delta32, constituait un avantage certain à qui la portait. « Or, CCR5delta32 permet au système immunitaire de mieux contrôler l’inflammation, augmentant les chances de survie et accélérant la diffusion de la mutation. » En effet, un système immunitaire trop faible est délétère pour l’organisme. Mais un système immunitaire trop fort l’est aussi. « Atténuer la réponse immunitaire est crucial, car une réaction excessive peut provoquer une inflammation néfaste et des lésions tissulaires. Par exemple, lors de l’épidémie de grippe espagnole, les jeunes adultes en bonne santé sont morts de l’infection bien plus souvent que lors d’une grippe classique. On suppose que cela est dû à une « tempête de cytokines », lorsque le système immunitaire réagit de manière excessive, provoquant la mort du patient – non pas à cause du virus lui-même, mais à cause de la réponse immunitaire. Des effets similaires ont également été observés avec le Covid-19 (pas nécessairement une tempête de cytokines, mais une réponse immunitaire si violente qu’elle devient elle-même létale, ndlr) », explique le Pr Rasmussen.
Si dans nos vies modernes d’aujourd’hui, CCR5delta32 ne nous sert plus à nous protéger des agents pathogènes transmis par les animaux, son utilité dans la lutte contre le virus du Sida s’avère être une précieuse coïncidence. La preuve que les mutations d’hier pourront encore nous servir demain.
Auteur : Coralie Lemke
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