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Amendes abusives : « Ils sont visés parce qu’ils sont visibles dans l’espace public plus que pour leur comportement » – Bondy Blog

Depuis  plusieurs années, les dérives des amendes forfaitaires sont dénoncées par les associations. Ces dernières alertent sur un « phénomène d’ampleur grandissante » et « une application disproportionnée et discriminatoire des mesures » de cette procédure qui permet aux forces de l’ordre d’infliger une amende sans l’intervention d’un juge.

En s’appuyant sur un dossier judiciaire révélant des consignes et pratiques policières de « contrôles et évictions des indésirables » dans le 12ème arrondissement de Paris et sur des entretiens des jeunes multi-verbalisés et multi-contrôlés, les sociologues Aline Daillère et Magda Boutros démontrent qu’il existe bien une politique institutionnelle visant à évincer de l’espace public parisien des catégories de population définies par l’institution policière comme “indésirables”. Interview.

Quelles sont les dérives juridiques des amendes forfaitaires ?

Aline Daillère : Avec les amendes forfaitaires, le pouvoir discrétionnaire des agents verbalisateurs est très fort. Le pouvoir discrétionnaire, c’est le choix de verbaliser ou non une infraction. En droit, le pouvoir discrétionnaire n’est pas problématique quand il y a des garde-fous qui permettent de s’assurer que ce pouvoir ne vire pas en pouvoir arbitraire. Or là, ce que dénoncent les jeunes, c’est non seulement ce pouvoir discrétionnaire, mais aussi des abus.

Face à ces abus, il est très difficile de contester les amendes forfaitaires

Face à ces abus, il est très difficile de contester les amendes forfaitaires, car elles ont été prévues pour éviter le plus possible la saturation des tribunaux. Dans la procédure, c’est extrêmement compliqué d’arriver jusque devant le juge pour contester une amende. Le principe de l’amende forfaitaire, c’est la présomption de culpabilité. C’est aux multi-verbalisés de prouver qu’ils n’ont pas fait de bruit, qu’ils avaient le masque, qu’ils n’étaient pas présents. La plupart du temps, ils ne disposent tout simplement pas des preuves.

Dans votre étude, vous parlez de deux modalités d’éviction : le contrôle-éviction et la multi-verbalisation, pouvez-vous expliciter quels sont ces deux processus ?

Magda Boutros : Dans les instructions hiérarchiques des unités de terrain dans le 12ème arrondissement, il y avait de manière quasi quotidienne des instructions de procéder à des “contrôles et évictions des indésirables”. Il y a trois modalités au contrôle-éviction. La première c’est un contrôle toujours systématiquement suivi de palpations, fouilles… et qui se termine par une injonction à quitter les lieux.

La deuxième modalité, c’est ce que les policiers appellent « occuper le terrain ». Ils occupent le terrain et les jeunes partent d’eux-mêmes. La troisième modalité, c’est de procéder à des vérifications d’identité. Si une des personnes contrôlées n’a pas sa pièce d’identité, on l’emmène au commissariat pour une procédure de vérification d’identité avec l’idée que tant qu’il est au commissariat, il n’est pas en train de perturber l’espace public. Ce qui a été notamment démontré dans cette enquête, c’est que les policiers ne suivaient pas la procédure légale de vérification d’identité.

La multi-verbalisation, c’est le fait que certaines personnes soient verbalisées très fréquemment pour des infractions du quotidien

Aline Daillère :  À partir de 2017, dans un contexte d’extension du champ d’application de l’amende forfaitaire, des pratiques de multi-verbalisation se sont ajoutées. La multi-verbalisation, c’est le fait que certaines personnes soient verbalisées très fréquemment pour des infractions du quotidien.

Souvent les infractions sont des jets de déchets, des crachats, des nuisances sonores ou des infractions aux codes de la route. En 2020-2021, il y avait toute la palette des infractions Covid : non-ports de masque, défauts d’attestation, non-respect du couvre-feu. Les multi-verbalisés sont des personnes qui reçoivent très fréquemment ce genre d’amende, ça peut être plusieurs fois par semaine, voire plusieurs fois par jour.

Comment les pratiques policières d’éviction sont façonnées et légitimées par d’autres acteurs institutionnels ?

Magda Boutros :  Dans le cas du 12ème arrondissement, ce qui se passe c’est qu’à la fois la police et la municipalité prenaient en compte systématiquement les plaintes des habitant.e.s. sans vérifier leur véracité ou leur fiabilité. A contrario, quand les jeunes et leurs éducateurs ont essayé de se plaindre du harcèlement policier, il n’y a pas du tout eu la même réponse institutionnelle que ce soit de la part de la mairie ou de la police.

On voit que ces institutions font une distinction entre les riverains

On voit que ces institutions font une distinction entre les riverains à protéger, qui sont certains des habitants privilégiés qui se plaignent de rassemblement de jeunes non blancs, et ceux qu’ils appellent les “indésirables” qui sont également des habitants mais qui sont considérés comme une nuisance lorsqu’ils sont présents dans l’espace public.

Vous utilisez le terme “d’indésirable” plusieurs fois dans l’enquête, d’où vient-il ?

Magda Boutros : En France, le terme “indésirable” a été utilisé contre les nomades, contre des Français musulmans d’Algérie pendant les années 60 ou contre les juifs étrangers dans les années 30. C’est souvent des populations racialisées qui sont considérées dans un moment historique comme dangereuses ou non désirées sur le territoire national.

Dans leurs rapports, les policiers peuvent sélectionner la catégorie “perturbateurs indésirables”

Après la Deuxième Guerre mondiale, ce terme-là a été retiré officiellement des politiques publiques françaises, surtout parce qu’il avait été utilisé contre les juifs. Il n’apparaît plus dans des lois en France. Par contre, la police continue de l’utiliser de manière formalisée. Dans leurs rapports, les policiers peuvent sélectionner la catégorie “perturbateurs indésirables”.

Qu’est-ce que l’utilisation de ce terme révèle-t-il ?

Magda Boutros : Aujourd’hui, ce terme est utilisé pour décrire des personnes qu’on pense dangereuses ou en tout cas nuisibles dans l’espace urbain. On continue de cataloguer certaines catégories de la population comme problématiques pour ce qu’elles sont et non pas pour ce qu’elles font.

Ces interventions qui visent à évincer des “indésirables” ont lieu alors que les personnes concernées ne font rien d’illégal ou d’incivil. Ils sont visés parce qu’ils sont visibles dans l’espace public plus que pour leur comportement.

Qui est considéré comme “indésirable” par la police ? Quelles sont les caractéristiques sociodémographiques ?

Magda Boutros : Ceux que les policiers appellent les “indésirables” sont principalement des garçons, jeunes adolescents, issus de l’immigration postcoloniale principalement subsaharienne et nord-africaine, qui se retrouvent en groupe dans l’espace public de leur quartier, souvent en après-midi ou en soirée. Dans la très grande majorité des cas, c’est des personnes françaises. Mais du fait de leur genre, leur classe sociale, leur âge et leur assignation raciale elles vont être considérées comme un problème dans l’espace public.

On sait que les « indésirables » sont des jeunes hommes présents en bas de chez eux dans l’espace public

Aline Daillère : Dans les entretiens, les jeunes sont revenus sur toutes les caractéristiques qui favorisent leur contrôle ou verbalisation. Par exemple, leurs caractéristiques phénotypiques, c’est-à-dire la couleur de peau, parfois les cheveux. Le fait de se retrouver en groupe ou la tenue vestimentaire joue également.

Plusieurs disaient qu’être vêtu d’un jogging, casquette, sacoche en bandoulière sont des éléments de ciblage. Toutes ces données viennent préciser les données institutionnelles. On sait que les « indésirables » sont des jeunes hommes présents en bas de chez eux dans l’espace public, en groupe, avec une certaine tenue vestimentaire.

Quelles sont les conséquences de ces évictions à court, moyen et long terme ?

Aline Daillère : Les conséquences peuvent avoir une durée très longue, les jeunes ont des dettes très importantes. Pour donner un exemple, un jeune peut recevoir trois amendes de 135 euros, ça revient à près de 400 euros. Quand ces amendes ne sont pas payées dans les temps, elles sont majorées à 375 euros chacune.

C’est comme ça qu’on retrouve des jeunes tout juste majeurs qui ont des sommes de 32 000 euros à payer. Le Trésor public engage alors des procédures de saisie immobilière, sur salaire ou de saisie sur compte bancaire. En réponse, les jeunes mettent en place des stratégies d’évitement bancaire. lls n’ouvrent pas de compte bancaire ou ils ont tout leur argent en liquide. Certains sont dissuadés de travailler puisqu’ils savent qu’ils vont travailler pour rembourser leurs amendes. D’autres le disent à demi-mot que ça les encourage à se tourner vers des activités illégales.

Ça crée une rupture de confiance très forte et les jeunes ressentent un sentiment d’injustice et surtout d’impuissance

Le deuxième gros volet, ce sont les conséquences sur le rapport à la police et aux institutions. Ça crée une rupture de confiance très forte et les jeunes ressentent un sentiment d’injustice et surtout d’impuissance. De plus, contrairement à l’image qu’on peut en avoir, ce qui ressort beaucoup dans leurs discours, ce sont des sentiments de peur plus que des sentiments de colère et de haine. C’est la peur d’être multi-verbalisé, mais plus largement de la violence, de la mort.

Est-ce que ces processus d’éviction impactent leur rapport à la rue ?

Aline Daillère : Ça ne change pas du tout leur rapport à la rue. La seule chose qui change c’est qu’ils ont peur de sortir. Ils expliquent tous qu’ils ont un besoin vital de sortir. Alors souvent, certains l’expliquent par le fait qu’ils sont trop nombreux à la maison dans des logements petits et qu’ils ne peuvent pas inviter leurs amis chez eux. De plus, ils n’ont pas accès à des loisirs payants. Un des enquêté explique qu’il retrouve ses amis dans la rue comme d’autres vont au bar. Sauf qu’eux n’ont pas les moyens de se retrouver dans un café comme le feraient d’autres groupes de jeunes.

Propos recueillis par Clémence Schilder

Auteur : Clémence Schilder

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Depuis 1998, je poursuis une introspection constante qui m’a conduit à analyser les mécanismes de l’information, de la manipulation et du pouvoir symbolique. Mon engagement est clair : défendre la vérité, outiller les citoyens, et sécuriser les espaces numériques. Spécialiste en analyse des médias, en enquêtes sensibles et en cybersécurité, je mets mes compétences au service de projets éducatifs et sociaux, via l’association Artia13. On me décrit comme quelqu’un de méthodique, engagé, intuitif et lucide. Je crois profondément qu’une société informée est une société plus libre.

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